Cardinal André Vingt-Trois : « La laïcité
ne s’apprend pas comme les sciences naturelles »
Deux mois après les attentats du 7 janvier dans la capitale et à l’approche des élections locales,
l’archevêque de Paris lance un appel à l’unité du pays.
Il met notamment en garde contre un usage dévoyé
de la laïcité au détriment des religions.
Les attentats du 6 janvier ont été suivis d’une vaste mobilisation dans le pays.
Que reste-t-il de cet esprit, deux mois après ? Cardinal André Vingt-Trois : D’abord, l’effet traumatique. Quand le président de la République a engagé les forces françaises contre Daech en Irak, tout le monde était plus ou moins d’accord ; cela paraissait bien loin. Or les attentats commis le 6 janvier, c’est Daech au coin de la rue ! Cette fois, nous sommes tous concernés. De même pour l’antisémitisme : quand on commence à persécuter les juifs parce qu’ils sont juifs, cela annonce que tous les hommes peuvent être victimes de persécutions.
De cet épisode, il reste cependant le sentiment réconfortant que, dans une situation de grande crise, les gens qui ne bougent généralement pas de chez eux sortent dans la rue au nom de valeurs jugées suffisamment essentielles pour qu’on ne les abandonne pas au seul jeu politique.
Quelles sont ces valeurs du 11 janvier ? Card. A.V.-T. : La liberté d’expression et l’opposition à toute agression délibérément antisémite. Ce sont là deux éléments constitutifs de l’identité française et républicaine. La caricature, comme manière à la fois comique et grave de pointer des enjeux de société, est une pratique ancienne qui est inscrite dans notre culture. Cela dit, on ne peut fonder une culture exclusivement sur la caricature. Le risque serait d’entrer dans une spirale de la dérision et de l’agression permanente dont on voit bien les dégâts qu’elle produit dans la vie publique. Ce n’est pas la caricature qui engendre la communion entre les Français.
La cohésion, précisément, semble aujourd’hui fracturée :
les juifs ont peur, les musulmans se sentent stigmatisés… Card. A.V.-T. : Cette impression vient de ce qu’on a trop facilement braqué les projecteurs sur les religions et pas suffisamment sur les racines réelles de la barbarie, qui n’ont rien de religieux. En France, au Danemark, en Syrie ou en Afrique subsaharienne, nous sommes avant tout confrontés au délire politique de groupes qui veulent s’accaparer la société au service d’une vision totalitaire : exécutions, terrorisme, destruction d’œuvres d’art… À vouloir expliquer la barbarie uniquement par les excès d’une religion, on alimente le vieux fantasme selon lequel la société serait plus paisible si personne ne croyait en rien.
Les religions risquent-elles d’en faire les frais ? Card. A.V.-T. : Empêcher les gens de s’exprimer pour que la paix règne dans les frontières, ce n’est pas la conception de la laïcité que la République a voulu instaurer. Ce n’est pas non plus comme cela que nous vivrons mieux ensemble dans le respect de nos différences.
La laïcité vous semble-t-elle menacée ? Card. A.V.-T. : L’idée que l’on puisse transformer les mœurs en imposant un enseignement scolaire sur la laïcité est une dangereuse utopie. La laïcité ne s’enseigne pas comme le français ou les sciences naturelles. Elle n’est pas une théorie philosophique, mais une pratique de la vie commune construite sur le respect mutuel. Elle s’expérimente à l’école, mais aussi en famille et dans la vie sociale. Si les cours consacrés aux religions sont une bonne chose, ils ne remplaceront jamais la capacité des éducateurs à prendre en compte la réalité qu’ils ont en face d’eux : des jeunes avec des convictions qui méritent d’être entendues, éventuellement discutées, mais ne peuvent sûrement pas être occultées par un système pédagogique. Personne ne fera renoncer les gens à ce qu’ils croient sous prétexte que la République est laïque.
Comment retrouver un sentiment de concorde ? Card. A.V.-T. : Contrairement aux logiques médiatiques, faire évoluer les mentalités nécessite beaucoup de temps et d’investissement humain. Voter une loi ou dépenser des sous ne suffit pas. Il faut aider les gens à sortir de leurs intérêts particuliers et promouvoir toutes les actions de solidarité et de générosité. Rien ne remplacera une implication de chaque jour auprès des jeunes dans les quartiers, les établissements scolaires, afin de leur faire prendre conscience qu’ils ne peuvent vivre sans les autres. Être juif, musulman ou chrétien ne peut être une condition ou un empêchement pour entrer en relation les uns avec les autres. En accueillant chacun dans le respect de ses convictions, l’enseignement catholique est un lieu où s’expérimente depuis longtemps ce vivre-ensemble.
Les religions ont-elles un rôle particulier à jouer dans ce domaine ? Card. A.V.-T. : Évidemment ! Et pas seulement pour servir de porte-drapeau à l’apaisement des conflits en posant sur la photo, à l’invitation des pouvoirs publics. Les religions travaillent sur les réalités de la société et contribuent au bien commun comme elles le peuvent avec leur identité, leur originalité, leur message. C’est très bien de vouloir rassembler les religions, mais à condition de faire droit à ce qu’elles représentent réellement. Nous ne sommes pas les auxiliaires religieux de la République.
Que dites-vous aux juifs tentés par l’exil ? Card. A.V.-T. : La même chose que les patriarches orientaux aux communautés chrétiennes persécutées : si vous partez, votre contribution bénéfique à la société française disparaîtra. On entre alors dans un processus de purification ethnique sur le critère de la religion. S’il ne nous appartient pas de juger les décisions individuelles, nous devons encourager les juifs à rester parmi nous.
Et aux musulmans inquiets de la montée de l’islamophobie ? Card. A.V.-T. : Le rejet dont beaucoup de musulmans sont victimes n’est pas exclusivement religieux. Lorsqu’on en est réduit à dissimuler son nom ou son adresse sur un CV, il s’agit d’abord de discrimination sociale. L’islamophobie, comme la christianophobie ou l’homophobie, est un terme fourre-tout qui nourrit le sentiment de victimisation dans toute la société. La question demeure : comment vivre ensemble avec nos différences ? Les comportements militants ou agressifs, dirigés contre une catégorie de la population, relèvent avant tout de la justice.
Est-ce à l’État de faire émerger un islam de France ? Card. A.V.-T. : On ne fabrique pas une religion par la voie administrative. Les responsables politiques ont souvent à l’esprit le modèle catholique fondé sur une hiérarchie centralisée. Or, ce n’est pas le cas de l’islam. Je comprends néanmoins la volonté d’avoir des interlocuteurs en construisant des instances représentatives. Si le rôle de l’État est d’assurer la sécurité et la liberté de culte, l’islam de France reste l’affaire des musulmans de France.
Quant aux catholiques, beaucoup défendent la liberté d’expression
tout en souffrant de la dérision dont ils font l’objet… Card. A.V.-T. : Cette question ne concerne pas seulement les chrétiens mais relève d’abord du droit : peut-on impunément tenir des propos orduriers sur les gens et sur leur croyance sans recours judiciaire possible ? Par ailleurs, la dérision accompagne d’une certaine façon le christianisme depuis ses débuts. « Heureux si l’on vous persécute en mon nom… » Un Évangile qui ne suscite plus aucune résistance n’augure pas grand-chose de bon. Aujourd’hui notre situation en France n’a rien de comparable avec ce que vivent nos frères au Moyen-Orient, en Afrique ou dans d’autres parties du monde par fidélité à leur foi. Les victimes ne sont pas seulement des ressortissants égyptiens, irakiens ou syriens, ils sont avant tout chrétiens. Nous ne les oublions pas.
Propos recueillis par Bruno Bouvet et Samuel Lieven
Source :
http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Cardinal-Andre-Vingt-Trois-La-laicite-ne-s-apprend-pas-comme-les-sciences-naturelles-2015-03-03-1286885