Amour des ennemis... L'association de ces deux mots semble utopique, voire pathologique ! Comment aimer ceux qui nous ont fait du mal ou qui ont l'intention de nous en faire ? Comment dissocier l'ennemi des actes d'agression dont il s'est rendu coupable à notre égard ? La réaction normale semble être le plus souvent la vengeance ou tout au moins que l'agresseur se reconnaisse coupable et qu'il paye au prix fort son agression.
Le désir de vengeance
Les exemples dramatiques dont les infos nous abreuvent chaque jour illustrent bien cela. Les coupables sont condamnés par des tribunaux qui deviennent l'instrument officiel de la vengeance des victimes qui pensent pouvoir alors seulement commencer leur travail de deuil. C'est là une pensée commune dramatique, car la vengeance n'est jamais totalement assouvie. La loi du talion : œil pour œil, dent pour dent, ne peut même plus être appliquée !
Le tortionnaire qui a violé, tué, ne connaîtra jamais le sort de ses victimes, il s'en sortira avec une peine de prison dont les frais seront supportés par les victimes et tous les autres contribuables ! J'en veux pour preuve la désillusion des familles de victimes qui sortent des audiences toujours déçues de ce que les punitions ne sont pas à la hauteur de leurs attentes. Au contraire de cette attente de libération, le désir de vengeance enchaîne les victimes à leur ennemi et à l'agression, ce qui empêche tout travail de deuil !
Dissocier le péché du pécheur
La fonction première des tribunaux n'est pas la vengeance mais la protection des individus, en rappelant les règles de la vie en société, en évitant par exemple les récidives, en donnant réparation aux victimes... Elle doit aussi faire prendre conscience à l'agresseur de la gravité de son geste à travers l'importance plus ou moins grande de la sanction, afin qu'il se repente et retrouve sa dignité en participant à la réparation quand elle est possible, même et y compris par sa détention.
Il nous faut faire tout un travail intérieur pour tenter de dissocier le péché (l'agression) du pécheur (l'ennemi). Lorsque l'on dit : " Je n'oublie pas ", on amalgame souvent les deux. Or, autant il faut faire mémoire de l'agression pour se libérer de son emprise sur nous, autant il faut demander la grâce pour voir un jour en l'agresseur un homme créé à l'image de Dieu, temple de l'Esprit Saint, ayant besoin d'être sauvé. Le premier à l'avoir pleinement réalisé, à la suite du Christ, c'est le diacre Etienne. Parce qu'il est dans une grande communion avec Lui, il accueille l'Amour divin qui l'habite et il est ainsi capable de pardonner et de dire comme Lui :
" Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font " (Lc 23, 34).
Le Christ donne clairement cette instruction à ses disciples :
" Aimez vos ennemis... Quel mérite avez-vous si vous aimez ceux qui vous aiment, les païens n'en font-il pas autant ? " (Mt 5, 44-45). Il distingue ainsi un amour supérieur, spirituel, d'ordre surnaturel, de l'amour psycho-affectif commun à tous, d'ordre naturel, humain.
Trois mots pour dire aimer
Existe-t-il plusieurs façons d'aimer ?
Le français utilise le même mot " amour " pour toutes les expressions de l'Amour tandis que la pensée grecque et la vision chrétienne en distinguent trois :
éros,
phylos et
agapè, qui correspondent aux trois facultés d'expression du corps, du psychisme et de l'esprit. L'amour sensible ou
éros est l'expression physique de l'amour ; il passe par les sens, en particulier le toucher. Il doit être ordonné à l'affectivité, sous peine de dériver vers des attitudes égocentriques dont le but est le seul plaisir, l'érotisme voire la pornographie. Il est cependant celui qui peut le mieux exprimer le sentiment amoureux. Il n'est pas à la recherche d'ennemis à aimer !
L'amour d'amitié ou
phylos est un amour humain qui nécessite la réciprocité : j'aime celui qui m'aime. Mais il peut être purifié jusqu'à l'oblativité : je me donne pour ceux que j'aime sans attendre de retour. Il se situe dans le psychisme au niveau de l'affectivité, siège des émotions, comme le sentiment amoureux, la gaieté, le plaisir, la peur, la tristesse, la colère, la révolte, l'agressivité... Il est celui qui réunit, à des degrés divers, les époux, les parents et leurs enfants, les amis entre eux.
Cette affectivité, plus ou moins blessée, est l'objet de tant de nos préoccupations. En effet, chacun d'entre nous. créé à l'image de Dieu-Amour, porte en lui cette inscription indélébile : je suis fait pour aimer et être aimé. Blessés dans notre désir d'être aimés, dans notre besoin d'aimer. Nous avons bien du mal à exprimer notre affection à nos amis : alors, à nos ennemis...
L'amour des ennemis ou
agapè a une connotation tout à fait particulière car il est spirituel ; c'est l'expression même de l'Amour divin en nous ; il n'est pas ressenti, mais il est voulu : il réclame un acte de volonté humaine et un accomplissement divin. Le Seigneur demande à l'homme une chose impossible. Dieu a besoin de notre bonne volonté, et c'est Lui qui nous donne de le réaliser. La " charité " repose sur une faculté spirituelle que l'on appelle la volonté d'amour surnaturel à travers laquelle se manifeste la compassion.
On peut ainsi ressentir de l'agressivité et de la violence intérieure vis-à-vis d'une personne et choisir librement, par un acte de volonté spirituelle, de prier pour elle, en lui voulant du bien. l'un n'excluant pas l'autre. A Gethsémani, le Christ mène le même combat en disant :
" Éloigne de moi cette coupe ", parce que son affectivité se cabre devant la souffrance et l'horreur du péché. Mais sa volonté divine, sa volonté d'amour surnaturel s'unissent à la volonté du Père :
" Non pas ma volonté mais ta volonté " (Lc 22, 42).
Chaque fois que nous nous heurtons à l'épreuve, notre être est déchiré dans un martyre intime entre l'esprit et la chair, entre la volonté d'amour et la volonté propre.
Amour divin et amour d'amitié
Le dialogue de Jésus avec Pierre au bord du lac de Tibériade illustre bien la différence entre l'amour divin et l'amour d'amitié. Le Seigneur demande une première fois à Pierre :
" M'aimes-tu plus que ceux-ci ? " (Jn 21, 15). Le texte grec utilise le mot
agapè qui signifie " aimer jusqu'à livrer sa vie ". Pierre répond :
" Oui, Seigneur, je t'aime ", mais il emploie le mot
philos, c'est-à-dire : " Je t'aime d'un amour humain. " Par là, il reconnaît son reniement et il le confesse discrètement et humblement devant le Seigneur : " Ce qui dépend de moi, je te le donne, mais je ne puis aller au-delà. " Une deuxième fois, Jésus pose la même question. Puis la troisième fois, faisant écho au triple reniement, Jésus lui demande : " Pierre, m'aimes-tu d'un amour
phylos ? " Pierre ressent douloureusement cette nouvelle question, mais il répond " C'est bien de cette manière-là que je t'aime. " Alors, et alors seulement, le Seigneur lui fait la promesse de manifester sa puissance au travers de sa faiblesse humaine en disant :
" Un jour viendra où un autre te ceindra et te mènera là où tu n 'as pas envie d'aller. " C'est l'annonce de son martyre, la promesse que Dieu viendra en lui aimer jusqu'à l'agapè, l'amour des ennemis.
L'
agapè se reconnaît parce qu'il ne dépend pas de l'homme mais de Dieu. L'homme mobilise sa volonté d'amour surnaturel, et Dieu agit en lui. Cet amour est un don de Dieu qui se demande et se reçoit.
C'est au cours du discours évangélique ou sermon sur la montagne que Jésus nous livre le cœur de son enseignement avec la proclamation des Béatitudes et l'annonce de la justice nouvelle :
" Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! Moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs... Vous donc soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait " (Mt 5, 43-44. 48).
L'amour des ennemis est le signe de reconnaissance du chrétien authentique :
" Tous vous reconnaîtront pour mes disciples à l'amour que vous aurez les uns pour les autres " (Jn 14, 35).
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