SOMALIE. L'enfer à ciel ouvert
Publié le 03-08-11 à 11:20 Modifié le 04-08-11 à 07:00 par Le Nouvel Observateur
"Si tu n’es pas d’accord avec eux, ils te coupent les mains et les pieds". L’Onu et les humanitaires sont débordés, les milices s’infiltrent et les réfugiés retrouvent la faim et la peur. Reportage à Dadaab de notre envoyé spécial Jean-Baptiste Naudet.
Des réfugiés somaliens au camp de Dadaab, le 31 juillet 2011 au Kenya (c) Afp
Surgissant comme des fantômes, ils marchent mécaniquement sur une piste défoncée de sable ocre, écrasés sous un soleil de plomb, le poids de leurs bagages et de la fatalité. Un vieil homme est courbé sur sa brouette chargée de farine, d’un matelas et d’ustensiles de cuisine. Une femme ploie sous un baluchon de plusieurs kilos de nourriture. Les enfants ne pleurent pas. Tous suent à grosses gouttes sous les rayons ardents. Ils avaient des chameaux, ils avaient des moutons. Tout leur bétail est mort. Eux, ils ont marché une semaine.
Parfois, les Somaliens mettent plus de 60 jours pour arriver. Ici, à Dadaab, le plus grand camp de réfugiés au monde, à l’est du Kenya, près de la frontière somalienne. Conçu pour moins de 100.000 personnes, il y a 20 ans au début du conflit en Somalie, il en compte aujourd’hui près de 400.000 et devrait atteindre les 500.000 d’ici la fin de l’année. Car fuyant la sécheresse (la pire en 60 ans selon l’ONU) et la famine qui frappe la Corne de l’Afrique, mais aussi la guerre qui ravage la Somalie, les réfugiés continent d’affluer au rythme de près de 1.300 par jour. Ceux qui ont de la chance.
Arrivé il y a deux jours, Mohamed Abdi, 42 ans, montre le petit monticule de terre surmonté d’une branche d’épineux où il a enterré sa fille de deux ans, près de sa hutte. "Elle est morte hier, dit-il, nous n’avions rien à lui donner à manger". Un peu plus loin, un de ses voisins creuse une tombe minuscule. Un bébé de huit mois est décédé. Les réfugiés enterrent les leurs avant même d’être enregistrés au camp. Difficile dans ces conditions de connaitre le taux de mortalité mais il semble élevé. En Somalie même, "le taux de malnutrition a dépassé les 11%, dit Yves van Loo du Comité international de la Croix rouge international (CICR), ce qui est deux fois supérieur au seuil d’alarme. La saison des pluies de l’an dernier a été un échec. La situation est grave".
Crise nutritionnelle sévère
A Dadaad, le taux de malnutrition des enfants est tel que, sans vouloir prononcer le mot très controversé de "famine", Emilie Castaignet, responsable de terrain à Médecins sans frontières (MSF), parle de "crise nutritionnelle sévère". "Ce qui n’est pas normal dans un camp de réfugiés", ajoute-t-elle. Le plus étonnant est que les réfugiés qui fuient la famine, la sécheresse et les milices islamistes Shebabs qui tiennent le sud de la Somalie, trouvent ici des conditions à peine meilleures que celles qu’ils ont quittées. Dans l’hôpital des MSF, parmi les enfants squelettiques placés en nutrition intensive se trouvent aussi bien de nouveaux arrivants que des réfugiés de plus longue date. "La distribution de nourriture par le Programme alimentaire mondial [des Nations unies] n’est pas adaptée", commente Emilie Castaignet de MSF. Pas surprenant : entre 2008 et aujourd’hui, le budget du Programme alimentaire mondial (PAM) a été divisé par deux, passant de 6 milliards de dollars à 3,2 milliards.
Beaucoup de réfugiés se plaignent du manque de nourriture : "On vient d’arriver après 10 jours de marche. Beaucoup sont morts de faim sur la route et ici, on ne nous donne rien. On dort même sous un arbre", dit Kahi Isaka Ahamed, 27 ans, 5 enfants. Les nouveaux arrivants s’installent souvent sous des huttes de branches, sans accès à l’eau, sans sanitaire. Ceux qui ont reçu de l’aide se plaignent aussi : "On nous a donné 15 kilos de farine pour cinq personnes pour 15 jours, ce n’est vraiment pas assez", dit une femme. La crise s’amplifie. MSF n’en finit plus d’agrandir son hôpital. Pour éviter que les adultes affamés ne mangent les aliments thérapeutiques de leurs enfants dénutris, l’ONG va distribuer des rations familiales. C’est une course contre la montre pour sauver des vies.
Shebabs
Mais certains pensent que la sécheresse et la famine ont bon dos. "Si tous les circuits de distribution, les marchés, les voies de communication n’étaient pas désorganisés dans la zone contrôlée par les Shebabs, la crise serait beaucoup moins grave", estime un humanitaire qui travaille depuis cinq ans sur la Somalie. Beaucoup d’organisations humanitaires, parce qu’elles travaillent en zone contrôlée par les milices islamistes ou parce que, expulsées, elles espèrent y retourner, gardent le silence sur la responsabilité des Shebabs dans le désastre. Mais les réfugiés, eux, sont plus prolixes : "On fuit les Shebabs et la faim. Les Shebabs, parce que si tu n’es pas d’accord avec eux, ils te coupent les mains et les pieds", dit un réfugié. Ils font ce qu’ils veulent. Si tu as une femme jeune et jolie, ils la prennent." "Ils prennent aussi les enfants pour les envoyer sur la ligne de front. On ne les revoie jamais", ajoute un autre.
Ali Useni Muhamudu, 52 ans, 4 enfants, n’a pas fui la famine. Il a fait l’amère expérience de ce qui arrive lorsqu’on désobéit aux Shebabs. Il parle à voix basse, à l’écart. Il soulève son pagne traditionnel et montre ses deux jambes munies de deux prothèses au niveau des genoux. "Ils m’ont amputé en public en 2008", raconte-t-il. "J’étais un ancien employé du gouvernement. Ils voulaient que je travaille pour eux. J’ai refusé. Maintenant, poursuit-il, j’ai peur qu’ils me prennent. Ils me recherchent. Ils sont ici. C’est un réseau, ils sont partout." Arrivé il y a deux mois et demi, son voisin, Mohamud Abdulahi Abdule, 35 ans, pharmacien, a, lui aussi, peur que les Shebabs ne le retrouvent. Ils lui ont brulé le biceps gauche au fer rouge avant de lui dire : "Comme ça, on te retrouvera toujours !". Et de lui tirer une balle dans le pied qui a laissé deux grosses cicatrices de chaque côté. Son crime ? Refus de collaborer. "Ils voulaient que je jette des bombes sur des innocents, j’ai refusé", dit-il. Puis les Shebabs ont tué toute sa famille. "Quand je suis rentré de la pharmacie à 14 heures, ils étaient tous mort, ma femme, mes deux garçons, ma fille. Alors j’ai fui, raconte-t-il. Depuis je ne dors pas la nuit ou alors je rêve de ma femme et de mes enfants. Et quand je me réveille, je suis tout seul. Maintenant, j’ai peur de mourir à n’importe quel moment. J’ai peur, même ici. Ils sont ici."
Un véritable trafic
"Ils" ne se cachent même pas, poursuivent leur emprise sur la population. Ainsi, ce jour-là, l’imam du camp procède à une généreuse distribution d’aide humanitaire payée, dit-il en restant vague, par la "communauté islamique". Patiemment assis par terre, les femmes, enveloppées dans de grands foulards bleus, attendent. "Cet imam est avec les Shebabs", glisse un réfugié de longue date qui connait les dessous des cartes de Dadaab. "Les Shebabs, ajoute-t-il, tiennent aussi 80% du marché" qui s’est installé dans le camp devenue une véritable ville. "Il y a un véritable trafic entre la Somalie et Dadaab", confirme un humanitaire. "Les Shebabs s’infiltrent ici", reconnait un officier de police kenyan. Les Somaliens qui croyaient atteindre le paradis se retrouvent ici dans un nouvel enfer. Dadaab, prison à ciel ouvert, est juste un peu moins pire que la Somalie où, dit un réfugié, "il n’y a pas de nourriture, que des balles".
Jean-Baptiste Naudet - Le Nouvel Observateur
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