Je vois tout cela sous une lumière qui n’en est pas vraiment une.
Une clarté à peine esquissée, livide, d’une teinte vert-violet comme on peut en observer
lors d’orages extrêmement forts ou à l’occasion d’éclipses totales. Une lumière, qui fait
peur, d’astre éteint. Voilà, le ciel est dénué d’astres. Il n’y a ni étoiles, ni lune, ni soleil. Le
ciel est aussi vide que l’est la terre. Le premier est privé de ses fleurs de lumière, la seconde
de sa vie végétale et animale. Ce sont deux immenses dépouilles de ce qui fut.
J’observe à loisir cette vision désolée de la mort de l’univers;
j'imagine qu’il a le même aspect qu’au premier instant, lorsque le ciel et la terre existaient
déjà, mais que le premier était dénué d’astres et la seconde privée de vie — un globe déjà
solidifié mais encore inhabité, qui parcourait l’espace dans l’attente que le doigt du Créateur
lui donne herbes et animaux.
Pourquoi est-ce que je comprends qu’il s’agit de la vision de la mort de l’univers ?
Par une de ces "secondes voix" dont j’ignore la provenance mais qui jouent en moi le rôle
du chœur dans les tragédies antiques : indiquer les aspects particuliers que les acteurs
principaux n’explicitent pas. C’est précisément ce que je veux vous dire,
et je le ferai plus tard.
Pendant que je regarde cette scène désolée dont je ne vois pas la nécessité, je vois la Mort
qui apparaît de je ne sais où et se tient droite au milieu de cette plaine infinie.
C’est un squelette qui rit de toutes ses dents découvertes, aux orbites vides.
Reine d’un monde mort, elle est enveloppée d’un suaire comme d’un manteau.
Elle n’a pas de faucille. Elle a déjà tout fauché. Elle porte son regard vide sur sa moisson et ricane.
Elle a les bras croisés sur la poitrine. Puis elle les desserre, ces bras squelettiques, et ouvre
des mains qui ne sont rien d’autre que des os nus. Comme c’est un personnage géant et
omniprésent — ou plus exactement : proche de tout — elle me touche le front du doigt, de l’index
de la main droite. Je sens le froid glacé de l’os pointé, et j’ai l’impression qu’il me perfore le front
et m’entre dans la tête comme une aiguille de glace. Mais je comprends que cela n’a pas d’autre
signification qu’un désir d’attirer mon attention sur ce qui est en train de se passer.
Effectivement, elle fait, de son bras droit, un geste qui me désigne l’étendue désolée
sur laquelle nous nous tenons, elle comme reine et moi comme unique être vivant.
Sur son ordre muet, donné d’un doigt squelettique de sa main gauche tout en tournant
la tête à droite et à gauche en rythme, la terre se fend en milliers de fissures; au fond
de ces sombres sillons, de petites choses blanches éparses blanchissent,
mais je ne comprends pas ce que c’est.
Pendant que je m’efforce de deviner ce dont il s’agit, la Mort continue à labourer
les mottes de terre en se servant de son regard et de son ordre comme d’une bêche; les mottes
s’ouvrent toujours plus jusqu’aux confins de l’horizon. Elle sillonne les vagues des mers sans voiles,
et les eaux s’ouvrent en tourbillons liquides.
Ensuite, de ces sillons de terre et de mer, il sort les choses blanches que j’ai vues éparses
et disjointes, et elles se recomposent. Ce sont des millions, des millions et encore des millions
de squelettes qui remontent à la surface des océans et se dressent sur le sol. Des squelettes
de toutes tailles, depuis ceux, minuscules, des enfants aux mains semblables à de petites
araignées poussiéreuses, à ceux des hommes adultes et même aux gigantesques dont les
dimensions font penser à un être antédiluvien. Ils s’ont tout étonnés et un peu tremblants,
semblables à ceux qui sont réveillés en sursaut d’un profond sommeil et ne saisissent pas bien
où ils se trouvent.
La vue de tous ces corps squelettiques et blanchâtres
dans cette "non-lumière" d’apocalypse est terrifiante.
Ensuite, une nébulosité se condense lentement autour de ces squelettes,
semblable à un brouillard qui monte du sol ouvert et des mers ouvertes. Elle prend forme et
se fait opaque, devient chair, se transforme en un corps pareil au nôtre, les vivants. Les yeux —
ou plutôt les orbites — se remplissent d’iris, les pommettes se couvrent de joues, des gencives
s’étendent sur les mandibules découvertes, les lèvres se reforment, les cheveux reprennent leur
place sur les crânes, les bras deviennent gracieux et les doigts agiles,
et tout le corps redevient vivant, identique au nôtre.
Identique, mais d’aspect différent : ce sont des corps magnifiques dont la perfection
de forme et de couleurs les fait ressembler à des œuvres d’art; d’autres sont horribles, non
qu’ils soient réellement estropiés ou difformes, mais par leur aspect général plus proche de la
brute que de l’homme. Ils ont les yeux torves, des visages contractés, l’air bestial et, ce qui
me frappe le plus, une obscurité qui émane du corps et accroît la lividité de l’air qui les entoure.
En revanche, ceux qui sont magnifiques ont les yeux rieurs, le visage serein, l’aspect doux,
et il en émane une luminosité qui devient auréole autour de leur être de la tête aux pieds
et rayonne autour d’eux.
Si tous étaient comme les premiers, l’obscurité deviendrait totale au point de recouvrir
toutes choses. Mais, grâce aux seconds, la luminosité, non seulement perdure, mais augmente,
à tel point que je peux tout observer.
Les laids, dont je ne doute pas du destin de malédiction puisqu'ils la portent inscrite
sur le front, se taisent en jetant des coups d’œil apeurés et torves, de bas en haut autour d’eux;
ils se regroupent d’un côté sur un ordre intérieur que je n’entends pas mais qui doit être donné
par quelqu’un et perçu par les ressuscités. Les magnifiques se réunissent eux aussi en souriant
et en regardant les laids avec une pitié mêlée d’horreur. Et ils chantent, ces magnifiques,
ils chantent un chœur lent et doux de bénédiction à Dieu.
Je ne vois rien d’autre.
Je comprends que j’ai assisté à la résurrection finale.
Maria Valtorta
Cahiers de 1944
(29 janvier 1944)