Frère Adrien Candiard :
« L’apocalypse, c’est ce vers quoi nous allons »
ENTRETIEN avec un collaborateur du journal Le Point
Dans son nouveau livre, l’intellectuel catholique, religieux dominicain,
médite sur la fin des temps… et comment en sortir.
L'apocalypse n'est pas ce que vous croyez… À intervalles réguliers, Adrien Candiard livre
des opus spirituels et incisifs qui invitent à méditer sur notre époque. Ce quadragénaire à
l'esprit affûté, qui a été éduqué à l'École normale et à Sciences Po Paris avant de rejoindre
la longue formation des frères dominicains, étudie l'islamologie dans le grand centre d'études
que cet ordre catholique (dont l'origine remonte au XIIIe siècle) fait vivre au Caire. Il vient
d'ailleurs de rendre la thèse qui l'occupe depuis des années sur le théologien arabe du XIVe
siècle qui inspire, aujourd'hui, les islamistes. En parallèle à ce long travail de recherche,
depuis son couvent du Caire, le frère Adrien Candiard observe le monde
avec un regard profond mais décalé, non empreint d'humour.
Son dernier livre ne déroge pas à cette règle. Il porte un titre choc – Quelques mots avant
l'apocalypse (Cerf) –, en adéquation avec les moments de chamboulements historiques que
nous vivons. Ne nous y trompons pas : c'est un livre décapant qui ne ferme pas la porte sur
« la fin des temps » mais, au contraire, ouvre une perspective, à partir de la lecture que ce
dominicain érudit, mais toujours didactique fait des écritures bibliques. De passage en coup
de vent, comme à son habitude, en France, le frère Adrien Candiard s'est arrêté au Point,
le temps d'une conversation à bâtons rompus.
« La foi chrétienne ne saurait être un luxe pour temps calme », écrit-il dans son livre.
La preuve dans cet entretien… apocalyptique.
Le Point : Alors si vous aussi, prêtre catholique, vous succombez
aux sirènes de l'apocalypse, tout est foutu, non ?
Adrien Candiard : Si vous entendez
par là que je panique, je ne le pense pas. Je remarque simplement, comme tout le monde,
qu'on a le sentiment d'aller de crise en crise.
La pandémie a laissé la place aux inquiétudes de la guerre et du risque nucléaire, et les
conséquences climatiques sont de plus en plus visibles. Nous devons affronter une succession
de crises qui nous font mesurer combien nous étions jusque-là préservés.
À l'échelle de l'histoire de l'humanité, les pandémies, les guerres, les catastrophes, c'est normal.
Mais la singularité de notre époque veut que ces crises peuvent conduire à la destruction de la
vie sur terre. Nous sommes en capacité technique de faire sauter soixante fois la planète
« sans bouger les oreilles », comme disait Pierre Desproges.
C'est récent. La catastrophe, ce n'est pas un phénomène nouveau, mais l'ampleur des catastrophes,
oui, cela l'est. En tant que croyant en Dieu, je ne peux pas m'empêcher de m'interroger sur le sens
singulier de ce que nous vivons.
Que signifie pour vous ce mot « apocalyptique »
aujourd'hui mis à toutes les sauces ?
Apocalyptique renvoie à un genre littéraire qui apparaît dans le
judaïsme des derniers siècles avant l'ère chrétienne. On le trouve dans plusieurs livres de l'Ancien
Testament comme le livre de Daniel. Mais le Nouveau Testament contient aussi le livre de l'Apocalypse
et des passages des Évangiles y sont consacrés. Ce sont des textes qui, à travers un langage
symbolique souvent très imagé, entendent nous révéler le sens de l'histoire humaine.
D'ailleurs, « apocalypse » signifie en grec « révélation ».
On associe toujours ce terme à la fin des temps. Ce qui est juste d'une certaine manière, mais non
d'une autre. Le mot doit être entendu au sens de la finalité, « ce vers quoi nous allons » plus qu'au
sens de « comment l'histoire se termine ».
« L’espérance chrétienne que je porte ne se place pas dans
la perspective du tout ira bien mais dans l’idée que l’amour de Dieu sera vainqueur. »
De votre point de vue, notre monde est-il en crise ou en mutation ?
La crise, c'est le moment du choix, si l'on remonte à l'étymologie
grecque du mot. Elle recoupe une somme de choix individuels notamment moraux sur le Bien et
le Mal. La possibilité ou non que nous avons de nous détruire dépend de ces choix. Nous sommes
en crises au pluriel, c'est-à-dire à la croisée des chemins pour notre humanité.
Si vous, frère dominicain et intellectuel chrétien, dressez aussi
un constat noir du monde, c'est qu'il n'y a plus d'espoir ?
Je ne sombre pas dans le pessimisme.
L'espérance ne doit pas être confondue avec l'optimisme. Ce n'est pas une attitude qui consiste
à nier les difficultés, en se répétant que tout ira bien. L'espérance n'est pas une cousine de la naïveté.
Elle implique au contraire de regarder le tragique comme il est et de trouver des raisons d'espérer,
et ses raisons sont toujours à qualifier. L'espérance chrétienne que je porte ne se place pas dans la
perspective du tout ira bien, mais dans l'idée que l'amour de Dieu sera vainqueur. C'est très différent.
Je ne vais pas nier les crises que nous traversons. Je ne suis pas un « loup ravi » de la crèche.
Mais je me demande : où peut-on trouver des éléments de cette victoire de Dieu déjà à l'œuvre
y compris dans les crises ?
Peut-on être encore audible en parlant d'espérance quand on détient
une parole publique ?
Personne ne souhaite être rassuré à bon compte. Les gens ne sont
pas idiots. Une parole publique d'espérance suppose d'abord de dresser un constat lucide.
Nos contemporains ne sont pas par nature fermés à une parole d'espérance, mais ils ne veulent pas
d'une espérance à bon marché, et ils ont raison. Aujourd'hui, dans le débat public, l'espérance est
souvent un mot qui sonne creux.
Le christianisme est-il en train de perdre la bataille ?
Évidemment, non. Bien sûr,
je vois bien l'état de l'Église catholique, et plus généralement du christianisme, surtout en Occident.
Il y a des crises dont on saisit l'ampleur, les abus sexuels et spirituels, et qui creusent une perte de
confiance déjà durablement saccagée. Avoir une espérance chrétienne, c'est précisément ne pas
attendre le salut d'institutions humaines. C'est Dieu qui sauve, pas l'Église. Il faut aller au bout de
ses espoirs humains pour commencer à découvrir la véritable espérance. La vie de l'Église commence
par un échec désespérant : la mise en croix du Christ, et la dispersion du petit groupe de disciples.
C'est précisément parce que les espoirs humains sont anéantis
que le christianisme va pouvoir commencer.
La foi chrétienne a prospéré sur l'annonce de la bonne nouvelle.
Or, vous nous révélez un Jésus qui parle de la fin des temps.
L'apocalypse est une bonne nouvelle. La bonne nouvelle n'est
pas la négation du tragique de l'histoire. Au contraire, elle ne peut être bonne que si elle explique
ce tragique. Sinon, c'est un conte pour enfants.
« Refuser idéologiquement Dieu,
c’est se priver de la volonté d’un enrichissement de notre compréhension du monde. »
Pourquoi ce Jésus-Christ-là, beaucoup de chrétiens rechignent-ils
à le voir ?
C'est un phénomène plutôt récent. On est à juste titre mal à l'aise
par rapport à un certain nombre de fonctions qu'on a voulu faire tenir à Dieu. La modernité a
consisté à chercher des causalités sans pouvoir brandir le « joker » divin toutes les dix minutes.
C'est tant mieux. Mais, du coup, on a fait sortir Dieu de l'histoire humaine en le réduisant
à un plan spirituel et intime.
L'histoire ne le concerne plus. Et ce phénomène s'observe aussi chez les croyants. Cela va quand
l'histoire se passe bien ; quand elle devient tragique à des niveaux jamais atteints, alors, il devient
fou de penser que Dieu n'est pas concerné. On a raison de ne pas le chercher dans la chaîne des
causalités, c'est un acquis de la modernité qui est juste. Mais il me paraît difficile de comprendre
les crises que nous vivons sans distinguer qu'à leurs racines il y a le péché de l'homme.
Le désir de dominer, le désir de posséder est exactement ce qu'on appelle le péché
et qui conduit à la catastrophe.
Qu'est-ce qu'avoir la foi dans un monde aussi chamboulé que le nôtre ?
Ce n'est pas une simple appartenance. Il ne s'agit pas non plus
d'un ensemble de certitudes qui expliqueraient ou répondraient à toutes les questions simples et
univoques. La foi, c'est la relation difficile, surprenante avec un Dieu qu'on ne voit pas, mais dont
on accepte de se laisser aimer. Dans un monde chamboulé, la foi n'est pas une forteresse qui protège
des soucis du monde, c'est en revanche le choix de les traverser avec confiance. La modernité nous
a libérés de l'hégémonie du théologique, c'est très bien. Mais, à l'inverse, on aurait tort de ne rien
expliquer. Dieu doit prendre sa place dans les différents regards, scientifiques, philosophiques,
politiques que l'on pose sur le monde ; Le refuser idéologiquement, c'est se priver de la volonté
d'un enrichissement de notre compréhension.