LA VIERGE DU GRAND RETOUR ET LA MERE-PATRIE : ANALYSE D’UNE IDENTIFICATIONvendredi 11 juillet 2008 par
Raphaël CONFIANT Jeudi 10 juillet, dans le cadre des conférences du Cénacle organisées par le Festival Culturel de Fort-de-France, 37èm du nom, Raphaël Confiant, écrivain martiniquais, a évoqué la Vierge du Grand Retour et le pèlerinage effectué par cette dernière à travers la Martinique durant trois mois, cela en 1948…
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Mesdames et messieurs bonsoir,
Permettez-moi tout d’abord de remercier le SERMAC et donc le Festival de Fort-de-France de m’avoir invité à vous entretenir d’un sujet - La Vierge du Grand Retour - qui paraît bien oublié aujourd’hui, mais dont l’analyse permet de comprendre, a posteriori, un certain nombre des discours et de comportements, notamment ceux qui sont liés à celle que jusqu’à une date récente, nous n’hésitions pas à appeler la « Mère-patrie », je veux parler de la France.
Vous remarquerez d’emblée que je ne suis venu avec aucun support autre que la parole. Je n’ai, en effet, apporté ni DVD ni Power Point ni iconographie d’aucune sorte, non pas par forfanterie, mais parce que j’estime que le flot d’images dans lequel nous sommes plongés depuis au moins deux décennies, nous empêche parfois de réfléchir et d’examiner clairement la situation dans laquelle se trouve notre pays. Trop souvent l’image nous distrait ou se substitue à l’analyse, nous confortant dans nos convictions premières alors qu’au contraire, les mots nous poussent à nous interroger.
Comme il m’a été proposé, mon propos tiendra une trentaine de minutes après lesquelles un débat sera organisé avec vous. Qu’il soit clair pour chacun que je suis ouvert à toutes les critiques et que je ne considère pas ma parole comme parole d’Evangile - c’est bien le cas de le dire ! - mais comme la vision particulière d’un homme engagé dans un combat désormais trentenaire pour conforter le combat plus vaste que nous menons tous pour faire advenir une Martinique adulte c’est-à-dire fière d’elle-même.
C’est donc un écrivain qui vous parle, non un historien, un psychologue ou un sociologue, même s’il m’arrivera d’utiliser des notions relevant de ces différentes disciplines.
L’écrivain est quelqu’un qui s’intéresse en premier lieu à l’imaginaire, qui travaille avec l’imaginaire et sans doute serai-je amené, dans le cours de ma communication, à préciser dans quel sens j’entends ce mot devenu, hélas, passe-partout.
J’ai, en effet, publié en 1996, un roman, aux éditions Grasset, intitulé «
La Vierge du Grand Retour », roman qui a connu un succès populaire certain mais qui, vous vous en doutez bien, a soulevé maintes polémiques, en particulier au niveau de l’Église catholique et de sa hiérarchie.
Si la littérature n’est pas un discours didactique ou idéologique, en tout cas pas au premier degré, elle n’en comporte pas moins un certain nombre de messages subliminaux et, dans mon roman, le premier d’entre eux était le suivant : en 1948, le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour à travers la Martinique a contribué à reconstituer l’image de la Mère-Patrie à travers la population et à accompagner donc le processus d’assimilation culturelle enclenché par la loi d’assimilation de 1946.
Il s’agit là d’une hypothèse et comme toute hypothèse, elle a vocation à être questionnée, voire démontée. En tout cas, elle sous-tend, en filigrane, l’armature même de mon roman.
Les faits.
Mais rappelons d’abord brièvement les faits puisque, malheureusement, il semble inconnu des nouvelles générations, l’enseignement de notre histoire dans le système scolaire n’étant pas encore pleinement réalisée.
En 1948, au sortir de la deuxième guerre mondiale donc, une statue, appelée Notre Dame de Boulogne, fut transportée à travers la plupart des régions rurales de l’Hexagone, déclenchant de vaste mouvements de foule et des conversions spectaculaires.
Selon l’Église catholique, cette statue, juchée sur une barque, avait échoué sur la plage de Boulogne, ville du Nord de la France, sans qu’on sache sa provenance et depuis, des guérisons miraculeuses avaient été constatées à son contact.
Au mois de… 1948, moment symbolique s’il en est puisqu’on est exactement un siècle après l’abolition de l’esclavage, ladite statue se présenta dans la rade de la Française, tout près d’ici donc, toujours posée sur une barque dépourvue et de voile et de moteur.
C’était la nuit et la barque avança vers les quais de ce que nous appelons aujourd’hui le Malecon tandis que pas moins de 40.000 fidèles étaient massés sur la place de la Savane s’abîmant en prières, louanges et autres invocations.
La hiérarchie catholique locale, avec à sa tête Mgr Varin de la Brunelière, le célèbre évêque qui avait soutenu le régime vichyste de l’Amiral Robert, se trouvait là, accompagné de prêtres locaux et de missionnaires du Retour, gens de robe eux aussi chargés de l’organisation de l’arrivée de la statue et, plus tard, du pèlerinage à travers la Martinique.
Les quais et la Savane étaient violemment éclairés, mais la baie était dans le noir, ce qui fait que la petite barque transportant la Vierge du Grand Retour, sur laquelle était fixée un simple lumignon, cette petite barque qui avançait toute seule, sembla déjà un premier miracle à la foule présente.
Dès que la barque toucha les quais, elle fut transportée à dos d’hommes, sur un dais, jusqu’à la cathédrale de Fort-de-France, sous un concert de prières et de louanges, et une messe lui fut consacrée.
Dès le surlendemain, la barque et sa statue prirent la route et passèrent de paroisse en paroisse, à raison d’une par jour ou tous les deux jours, accompagnée d’une cohorte de fidèles exaltés et de prêtres.
Ce pèlerinage dura trois mois et passa par quasiment toutes les communes de la Martinique. Sur son passage, comme en France, des conversions spectaculaires se produisaient : des gens réputés francs-maçons ou communistes se prosternaient subitement à ses pieds, abjurant leurs anciennes croyances ; des mécréants, des ivrognes, voire des criminels de droit commun demandaient humblement pardon à la Vierge, jurant de suivre désormais la voie de l’Évangile.
Mais le plus extraordinaire furent les guérisons miraculeuses qui se produisirent sur le passage de la statue. Un seul exemple (tiré de la presse de l’époque) :
« A Case-Pilote, un enfant de quatre ans et demi était dans un état désespéré, par suite de graves lésions pleuro-pulmonaires du côté droit. « Les constatations tant scopiques que radiographiques, conjointement aux signes cliniques, des plus alarmants, écrit le docteur Beauchamp, justifient le pronostic le plus sonore. »
Deux autres docteurs essaient un pneumothorax, mais désespèrent de trouver l’enfant. Or le 15 mars 1948, la Vierge du Grand Retour vient à passer à Case-Pilote.
Les parents s’empressent d’aller lui présenter leur enfant au moment où le dais, porté par six hommes vigoureux, le visage épuisé d’avoir marché depuis la commune de Schoelcher mais extrêmement radieux, est transmis aux paroissiens de Case-Pilote.
A cet instant précis, l’enfant, qui était prostré sur la poitrine de sa mère, redresse la tête et se met à sourire. Ses parents s’agenouillent aussitôt et entonnent le « Chez nous, soyez reine ! » tandis que mille autres voix la supplient d’accéder à leurs requêtes.
La procession se dirige alors vers l’église de Case-Pilote pour la célébration de la messe des malades et voilà que subitement, l’enfant descend des bras de sa mère, se hisse sur le dos d’un des porteurs et sec met à baiser les pieds de la statue de la Sainte Madone.
Ses parents se défont de leurs bijoux et de l’argent qu’ils avaient roulé en boule dans un madras pour les déposer dans le canot qui porte la Madone, aussitôt imités par tous les fidèles.
Le lendemain, les mêmes docteurs, par un certificat en bonne et due forme, attestent la disparition totale des lésions. »
Chacun se précipitait bousculait ses voisins, fendait la foule, pour pouvoir atteindre le camion qui transportait la barque dans le but de toucher la statue. Celle-ci étant relativement haut placée, seuls ses pieds pouvaient l’être, si bien qu’à la fin du pèlerinage, ils furent tout usés puisque la statue était en plâtre.
C’est ce petit fait d’ailleurs qui permettra plus tard d’éventer la supercherie dont je parlerai plus avant. Bref, pendant trois mois, une véritable frénésie religieuse s’empara de la Martinique alors même que malgré la fin de la guerre en Europe, les privations de l’époque de l’
Amiral Robert étaient encore loin d’être terminées.
La France pensait d’abord, ce qui est normal, à sa propre reconstruction et les départements tout frais, tout nouveau, qu’étaient désormais les Antilles et la Réunion, constituaient le cadet de ses soucis. Fort-de-France était encore cette « ville plate, échouée », qu’a décrite
Aimé Césaire dans le « Cahier ».
De toute évidence donc, l’arrivée de la Vierge du Grand Retour et les bienfaits miraculeux qu’elle apportait permirent de détourner quelque temps la population de ses problèmes quotidiens.
Dans chaque commune, en effet, l’arrivée prochaine de la statue dans sa barque provoquait un véritable branle-bas de combat : on nettoyait les rues, décorait les bâtiments publiques, fabriquait des arches de fortune et surtout embellissait l’église où elle serait installée durant la nuit, après la messe d’usage.
Bref, le Martiniquais avait remis son sort entre les mains de la Vierge du Grand Retour !
Au terme du pèlerinage donc, l’évêque annonça le départ de la Vierge et la population en fut évidemment fort éplorée. Des scènes de désespoir se produisaient ici et là et un chant qui demandait à la Vierge de « rester avec nous » fut même créé et chanté à tout propos :
«
Chez nous, soyez Reine Nous sommes à vous ; Régnez en souveraine Chez nous, chez nous. Soyez la Madone Qu’on prie à genoux. »
Hélas, il n’y avait aucun moyen pour la Martinique de la garder, fit savoir la hiérarchie catholique.
La Vierge devait continuer son périple à travers le monde.
Son départ fut donc organisé, à nouveau de nuit, avec le même cérémonial que lors de son arrivée, trois mois plus tôt.
Des dizaines de milliers de Martiniquais se rassemblèrent à nouveau sur la Savane et sur la Jetée afin d’assister à son départ.
Et exactement comme à son arrivée, juchée dans sa barque dépourvue de voile ou de moteur, la Vierge du Grand Retour fendit les flots noyés dans l’obscurité, disparaissant à jamais au grand dam de la population martiniquaise.
Kon pwoveb-la ka di, Neg pa ni mémwa, kidonk dé-twa joua pré, tout moun té ja bliyé Laviej-la ek té ka gadé-w- ki manniè trapé an dépri an mitan an lavi ki té red toubannman, soutou ba moun an vil ki pa té ni jaden kréyol kon moun lakanpay. Or, quelque temps après, ô stupeur, on apprenait que la statue de la Vierge avait été découverte, cachée sous une bâche, dans l’entrepôt d’un établissement béké situé non loin du port de Fort-de-France.
L’employé qui avait fait cette découverte proprement stupéfiante avait eu le temps d’en parler autour de lui avant d’en informer son patron, si bien qu’il fut impossible d’étouffer la nouvelle.
La bonne nouvelle pour la population, mais la mauvaise nouvelle pour la hiérarchie catholique !
N’avait-elle pas, en effet, solennellement annoncé le départ définitif de la Vierge du Grand Retour sous d’autres cieux ?
Mais, elle reprit très vite les choses en mains et fit savoir urbi et orbi que, final de compte, l’Église de France avait décidé d’attribuer la statue à l’Église de la Martinique.
La statue était donc revenue chez nous et c’est pourquoi on l’avait trouvée non loin du port !
Traduction : la France, fille aînée de l’église, comme chacun sait, faisait un cadeau inestimable à la Martinique, elle-même fille aînée de la France, s’agissant des territoires ultramarins en tout cas.
Il est intéressant de citer quelques extraits de la lettre diocésaine publiée à ce moment-là par Mgr
Varin de la Brunelière :
«
Mes chers diocésains,
Nous avons tous vu avec peine Notre Dame de Boulogne s’éloigner dans la baie de Fort-de-France après l’inoubliable cérémonie de la nuit du 6 au 7 mai. En attendant l’embarquement de Notre Dame à bord du courrier qui devait la ramener en France comme il avait été convenu, nous avons eu la pensée de solliciter de la Direction du Grand Retour la permission de garder une statue dont le passage avait déterminé tant de prières et obtenu tant de grâces.
Une première démarche aboutit à un refus qui semblait sans espoir ; à une seconde tentative, la Direction du Grand Retour mit à son acceptation une condition pratiquement irréalisable ; enfin, une troisième démarche obtint le résultat désiré : NOUS GARDERONS DEFINITIVEMENT NOTRE DAME DU GRAND RETOUR. »
L’évêché décida alors d’installer la Vierge du Grand Retour dans une nouvelle paroisse, à Jossaud très exactement, au fin fond de la campagne de Rivière-Pilote, endroit qui était relié au bourg par un méchant chemin de terre, souvent impraticable à l’époque de l’hivernage.
Les habitants du lieu, enthousiastes, construisirent une église pour accueillir la statue, cela à coups de main c’est-à-dire sans aide financière d’aucune sorte.
La statue de la Vierge du Grand Retour s’y trouve encore aujourd’hui et, un demi-siècle après, des fidèles âgés viennent prier devant elle ou déposer des ex-voto à ses pieds. Fin de l’histoire ? Que non !
J’ai volontairement omis de vous dire qu’au cours des trois mois de pèlerinage, un camion-dix-roues, comme on disait à l’époque, suivait la Vierge et sa barque. Dans quel but ? Eh bien, les fidèles massés au bord des routes déversaient dans la barque ce qu’ils avaient de plus précieux - bijoux, argenterie, somme d’argent etc…- afin de demander des grâces personnelles à la Vierge.
Des malheureux, des pauvres comme Job, se dépouillaient donc de ce qui leur restait de plus précieux et on raconte même l’épisode hilarant d’un homme qui, ne disposant de rien, s’arracha la dent en or qu’il s’était fait monter pour la donner en guise d’offrande !
Il fallait donc, chaque soir s’occuper de ces donations et c’est là qu’intervenaient des débardeurs qui vidaient le canot et remplissaient le camion lequel s’en allait à la nuit tombée vers une destination inconnue.
Les gens pensaient que cette destination était l’évêché situé à Fort-de-France, endroit situé parfois à 40 ou 50 kilomètres de la commune où la Vierge avait fait halte, évêché que le camion devait rallier par des routes soit en très mauvais état soit inexistantes car n’oublions pas que nous sommes en 1948, c’est-à-dire il y a un demi-siècle.
Il n’est pas sûr, pas avéré en tout cas - vous voyez que je suis pour le moins prudent - que le camion se rendit systématiquement au dit évêché. Pour ma part, j’en doute. Et pourquoi ?
Pour deux raisons ? D’abord, parce qu’une fraction de la classe blanche créole ou « békée » avait activement participé à l’organisation du pèlerinage de la Vierge du Grand Retour. C’était l’époque où les relations entre l’Eglise et le monde béké étaient plus qu’étroites.
N’oubliez pas que lorsque l’Amiral Robert destitua tous les maires de couleur pour les remplacer par le béké le plus important de chaque commune, y compris à Fort-de-France, l’Eglise ne pipa mot. Bien au contraire ! Ces maires dictatorialement désignés étaient les bienvenus à la table de Mgr Varin de la Brunelière. Et puis, on peut douter que l’évêché disposât d’un camion-dix-roues ! Mais passons…
La deuxième raison est qu’une des familles békés qui avait été la véritable cheville ouvrière de l’opération du Grand Retour décida de rentrer définitivement en France alors même qu’elle était installée à la Martinique depuis bientôt trois siècles.
Elle vendit tous ses biens, sauf un magasin de Fort-de-France qui revint au fils aîné qui, pour des raisons inconnues, avait refusé de suivre le reste de sa famille.
Un beau jour donc, cette famille békée au grand complet, sauf un seul de ses membres, embarqua, avec armes et bagages, si l’on peut dire, à bord de l’hydravion qui, à l’époque, reliait Bordeaux à Fort-de-France, après seize heures de vol par-dessus l’Atlantique.
Moins d’une heure après le décollage, l’appareil s’écrasa en mer, tuant tous les passagers, y compris un certain Henri Vizioz, professeur de droit émérite à l’Ecole de Droit de Fort-de-France laquelle devait désormais porter son nom jusqu’à tout récemment d’ailleurs.
Beaucoup ici se souviennent encore de l’Institut Vizioz qui forma des générations de brillants juristes et avocats martiniquais.
A l’annonce de la catastrophe aérienne, personne ne fit de rapprochement avec la Vierge du Grand Retour, même si beaucoup savaient que la famille békée qui y avait péri avait activement participé au pèlerinage.
Seulement l’enquête révéla que l’hydravion s’était abîmé en mer très probablement parce qu’on l’avait chargé de bagages et surtout de caisses au-delà du raisonnable, au-delà en tout cas de sa capacité de transport.
Que contenaient lesdites caisses que l’on ne retrouva d’ailleurs jamais - avis donc aux chercheurs de trésor ! - personne ne le sait avec exactitude jusqu’à aujourd’hui. J’ai ma petite idée là-dessus, mais je préfère vous laisser cogiter. Voilà donc pour les faits. Venons-en à l’analyse !...
L’analyse.
Il faut d’abord dire que l’opération Notre Dame de Boulogne n’avait pas été concoctée au profit des territoires ultramarins.
Je vous rappelle qu’elle avait d’abord parcouru l’Hexagone pendant plus d’une année avant que l’Eglise de la Martinique ne demande à celle de France de bien vouloir l’envoyer à la Martinique.
Je précise que la statue est aussi passée en Guadeloupe où, apparemment, elle n’a pas eu le même écho qu’en Martinique et n’a guère frappé les consciences en tout cas.
J’ignore pour quelle raison, n’ayant pas fouillé ce point précis.
Juste encore une parenthèse pour dire qu’en Corse, par contre, on eut droit aux mêmes scènes de dévotion qu’en Martinique et que l’année même où j’ai publié « La Vierge du Grand Retour », en 1996, un écrivain corse, Jacques Thiers, avait publié un livre sur le même thème. Son livre, « A madonna di barca », n’eut, malheureusement, aucun écho en dehors de son île puisqu’il était rédigé en langue corse.
La venue de la Vierge du Grand Retour à la Martinique, disais-je, fait donc suite à une demande expresse de l’évêché de notre île et forcément de la classe békée avec qui elle évoluait quasiment en osmose, cela depuis des siècles, faut-il le préciser.
Quelles étaient les raisons qui motivèrent cette demande ? Elles sont évidemment fort diverses, mais je crois qu’on peut au moins en retenir quatre :
-l’image de la France avait été sérieusement écornée par la défaite face à l’Allemagne nazie. En l’espace de quelques mois, les Martiniquais avaient vu la prestigieuse armée française mettre genoux à terre et le territoire national occupé, ce qui avait eu des répercussions immédiates sur les colonies et notamment la Martinique.
A l’époque déjà, une grande partie de nos approvisionnements, tant alimentaires que de biens manufacturés provenaient de la France et rien que de la France, sauf les automobiles puisque les plus âgés ici se souviennent sans doute de l’époque où les camions et les voitures qui roulaient sur nos routes provenaient des Etats-Unis.
La Martinique était donc assez largement isolée dans la Caraïbe et en Amérique, hormis les relations traditionnelles entre pêcheurs du Nord de la Martinique avec la Dominique et du Sud de la Martinique avec Sainte-Lucie. Désormais, l’Allemagne ayant occupé la moitié de la France, les ports étant bloqués, plus aucune marchandise ne pouvait venir de la mère-patrie.
Les Martiniquais furent donc bien obligés de compter sur eux-mêmes et de faire preuve d’ingéniosité pour survivre : on fabriqua du sel avec de l’eau de mer, de l’huile avec de la noix de coco, des sandales avec des pneus usagés etc…Le troc se généralisa entre la campagne et le reste du pays.
Bref, tout le monde dut se serrer la ceinture, hormis ceux qui profitaient les premiers des livraisons sporadiques de marchandises qu’effectuaient les bâtiments américains qui croisaient au large de notre île et quyi, de facto, l’encerclaient. Kidonk an tan Lanmiral Wobè, Neg pa té pé apiyé anlè Manman la Fwans ankò !
L’image de la mère-patrie bienfaitrice et tout puissante s’effondrait.
- la deuxième raison qui, à mon sens, a motivé le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour est le fait que tant au niveau de la France que des colonies, la foi chrétienne avait, elle aussi, subi les contrecoups de la sinistre épopée hitlérienne.
Comment croire en Dieu après Dachau et Auchwitz, ont pu dire certains au sortir de la guerre ?
Comment Dieu avait-il pu permettre de telles abominations ?
Certes, la Martinique ne fut pas directement touchée par les effets de la guerre : nous n’avons eu ni bombardements ni camps d’extermination ni déplacements forcés de population.
Mais, par le truchement de la BBC, qui émettait depuis les îles anglaises avoisinantes et que l’on écoutait sur des postes à galène en dépit de l’interdiction formelle du régime de l’Amiral Robert, nul n’ignorait que des événements terribles se déroulaient en Europe, en Afrique du Nord et en Extrême-Orient. Sans compter qu’à notre modeste niveau, l’Amiral Robert avait fait interner des francs-maçons et des Juifs.
Qu’il menait une bataille sans relâche contre les gaullistes surtout et tout ceux qui cherchaient à partir en dissidence, c’est-à-dire à rallier les îles anglaises afin d’être intégrés dans les Forces Français Libres du Général De Gaulle. Ni en France ni en Martinique, l’Eglise catholique ne s’était donc montrée à la hauteur de son message de fraternité et d’aucuns, surtout parmi les communistes, pointaient du doigt certaines de ses compromissions avec l’occupant.
Dans notre île, sous le régime de l’Amiral Robert, l’église avait été un ferme soutien de ce dernier, participant même aux défilés soi-disant patriotiques organisés à Fort-de-France au cours desquelles la jeunesse défilait bras droit levé en criant « Amiral, nous voilà ! ».
La venue et le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour durent donc un moyen de raviver la foi vacillante d’une large fraction de la population martiniquaise ou le fait qu’elle commençât à se détourner du catholicisme pour se convertir à l’adventisme lequel adventisme prit son essor à dater de ce moment-là.
- la troisième raison de l’organisation du pèlerinage de la Vierge du Grand Retour est à relier aussi, me semble-t-il, à la montée du communisme dans le monde et donc logiquement de l’athéisme.
Si les forces alliées, sous la houlette des Etats-Unis avaient vaincu les forces nazies, l’Union Soviétique avait, elle aussi, joué un grand rôle dans la défaite de ces dernières.
Partout à travers le monde, l’idéal communiste se développait et, tant en France qu’en Martinique, les communistes avaient porté leur pierre dans le combat anti-nazi.
Rechristianiser donc les populations par le biais de la Vierge du Grand Retour revenait donc à faire d’une pierre deux coups : d’abord, redorer le blason de l’église catholique et revivifier la fois chrétienne ; ensuite, endiguer autant que faire se pouvait la montée du communisme athée.
- la quatrième raison est plus locale, plus martinico-martiniquaise : alors qu’en France, l’épuration, c’est-à-dire l’élimination, parfois physique, des collaborateurs, battait son plein, ici, en Martinique, leur alter ego, en particulier les Békés réussirent à passer à travers les mailles du filet.
Personne ne les traîna devant les tribunaux et aucun ne fut jugé pour haute trahison à l’instar de leur mentor, l’Amiral Georges Robert qui, je le rappelle, avait destitué les maires de couleur et les avait nommés à leur place. Il n’y eut aucune épuration aux Antilles, mais là encore, l’euphorie de la victoire et du gaullisme aidant, l’image des Békés s’en trouva tout de même écornée.
Alors que près de 4.000 Noirs, chabins, mulâtres, indiens etc…avaient, au péril de leur vie, enjambé le canal de Sainte-Lucie ou de la Dominique afin d’aller rejoindre les Forces Françaises Libres et ainsi participer à la libération de la France, un seul Béké les imita. Je dis bien un seul !
C’est dire que les Békés avaient eux aussi grandement besoin de redorer leur blason et surtout de retrouver l’espèce d’omnipotence non seulement économique, mais aussi politique et culturelle qui avait toujours été la leur. Au Carbet, des ouvriers agricoles se révoltaient sur des habitations et leur révolte avait due être matée dans le sang. La contestation de l’ordre béké, de leur domination tri-séculaire, commençait à s’affirmer.
Il y avait là de quoi alerter les plus conscients d’entre eux, je veux dire ceux qui avaient toujours joué le rôle de leaders de leur communauté. La Vierge du Grand Retour était donc une aubaine pour ces derniers, un moyen rêvé de détourner les masses de couleur des vrais problèmes.
Voilà donc, parmi de multiples autres, les quatre principales raisons qui motivèrent le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour pendant trois longs mois à travers notre pays.
Reste qu’il faut aller un peu plus loin. Qu’il est nécessaire d’essayer de comprendre pourquoi la sauce a pris, pourquoi ce pèlerinage fut un éclatant succès et pourquoi, même après que la supercherie soit éventée, ni l’église martiniquaise ni la classe békée ne furent frontalement pointés du doigt ou dénoncés, hormis peut-être par les communistes.
Un phénomène d’identification.
Je vous ai donc dit, au tout début de ma communication, que j’avais donc rédigé un roman, intitulé « La Vierge du Grand Retour » à propos de ce pèlerinage. Le moment est donc venu pour moi de vous expliquer en quoi consiste le travail, et éventuellement l’utilité, du romancier et comment il opère sur l’imaginaire, tant l’imaginaire collectif que le sien propre. Très rapidement, je distinguerai l’imaginaire de l’imagination.
Cette dernière, l’imagination, est cette faculté dont tout individu dispose pour faire face à des situations inédites. Elle varie bien sûr d’un individu à l’autre et c’est une légende de croire qu’elle est plus développée chez les artistes que chez le commun des mortels.
Nous faisons, en effet, tous preuve d’imagination, à un moment ou un autre de notre existence, quelle que soit notre appartenance de classe ou notre profession. Un plombier, face à un problème de fuite d’eau n’est pas moins imaginatif qu’un peintre face à son chevalet.
Simplement, le travail du premier, pourtant utile, est moins valorisé que celui du second, c’est tout. Il n’y a guère que les inadaptés sociaux à ne faire preuve d’aucune imagination et bien souvent ce que l’on appelle l’instinct de survie n’est qu’une mise en branle ultra-rapide de notre faculté d’imagination.
Par contre, l’imaginaire est tout autre chose : au niveau individuel, ce sont un certain nombre d’images récurrentes qui se sont fixées dans notre esprit dans l’enfance et qui vont nous hanter toute notre vie et contribuer à forger notre personnalité propre. Celles-ci tiennent aux circonstances particulières de la vie de chacun et sont souvent une source de créativité. Pour aller vite, notre imaginaire, phénomène permanent, nourrit notre imagination, phénomène ponctuel.
Et à côté de cet imaginaire individuel, autour de lui si l’on peut dire, existe aussi un imaginaire collectif qui, lui, est lié à l’histoire particulière de chaque communauté.
Pour prendre un exemple trivial, il semble que la méfiance dont nous autres, descendants d’esclaves, avons longtemps fait preuve à l’égard de la mer est liée au fait que nos ancêtres furent transportés à travers l’Atlantique dans des conditions atroces et que la mémoire de ces atrocités s’est transmise de génération en génération, même après l’abolition de l’esclavage.
Evidemment, tant l’imaginaire individuel que l’imaginaire collectif sont des phénomènes dynamiques, évolutifs, qui ne sont pas fixés une fois pour toute. Pour reprendre, l’exemple de notre rapport à la mer, il apparaît que pour les générations nées dans la seconde moitié du XXe siècle, la peur ou la méfiance envers celle-ci se soient estompées, mais j’ai souvenir de l’époque où les Martiniquais n’allaient pas à la plage, ne fréquentaient pas la mer.
Le romancier est donc quelqu’un qui s’aide tout à la fois de son imaginaire propre et de celui de sa communauté d’origine pour bâtir des récits, créer des personnages, faire émerger des non-dits, cela de manière à la fois rationnelle et non rationnelle, ou plus exactement inconsciente. Rationnelle parce que, pour prendre l’exemple de la Vierge du Grand Retour, je savais pertinemment quel était mon sujet, j’avais interrogé ceux qui avaient participé au pèlerinage, fouillé dans les archives et la presse de l’époque : irrationnelle aussi parce qu’aucun écrivain n’est conscient de toutes les significations que comportent son œuvre. C’est d’ailleurs pourquoi il existe des professeurs de lettres et des critiques littéraires.
Leur rôle est, entre autres, de même à jour ces significations cachées, celles qui se sont comme imposées à l’auteur car l’auteur est toujours l’homme d’une époque, d’une classe sociale etc… et qu’il est prédéterminé par tout cela qu’il le veuille ou nom. C’est aussi d’ailleurs pourquoi certains artistes, tels que Rimbaud ou Gauguin ont cherché à briser cette prédétermination en fuyant leur pays et en partant définitivement à l’étranger.
Je n’étais pas né lors du passage de la Vierge du Grand Retour en 1948, mais cet événement m’a pourtant profondément marqué au niveau de ma personne, ne serait-ce que parce que j’entendais souvent mes grands-parents et mes parents l’évoquer. Ce qu’il y a de fascinant, c’est que ma mère, grande chrétienne devant l’Eternel, l’évoquait toujours en bien tandis que mon père, agnostique avoué, l’évoquait toujours en mal ou plutôt le tournait en dérision.
Il faisait partie, en effet, de ceux que le soi-disant retour de la Vierge en Martinique après le pèlerinage n’avait absolument pas convaincu.
La découverte d’une statue de la Vierge sous une bâche, dans un entrepôt, plusieurs jours après son départ, était à leurs yeux la preuve qu’il s’agissait d’une supercherie.
D’aucuns allaient même plus loin dans ce sens en faisant remarquer que si les pieds de la première statue avaient été usés à cause des fidèles qui les avaient touchés sans cesse durant trois mois, ceux de la statue retrouvée étaient, par contre, flambant neuf.
En fait, l’Eglise de la Martinique avait déjà trouvé une parade à cet argument en disant qu’en fait, il y avait toujours eu deux statues pour le cas où, dans la frénésie du pèlerinage, la première se serait cassée. Habile, très habile, sauf qu’on ne comprend pas pourquoi la doublure a été abandonnée dans un entrepôt et pourquoi cet entrepôt appartenait à un Béké. Pourquoi ne l’avoir pas conservée à l’évêché qui dispose quand même de bâtiments spacieux ? Passons…
En écrivant donc ce roman, je me suis dit que je ne pouvais pas me contenter de raconter les faits, ce qui eut été un travail de journaliste ou d’historien amateur. Il me fallait, m’étais-je dit, faire deux choses :
. d’abord subvertir le discours religieux
. ensuite essayer de comprendre ce qui était en jeu derrière ce pèlerinage au-delà de la simple supercherie manigancée par des gens désireux de conserver leur prééminence au sein de la société martiniquaise.
Ce que j’ai donc fait. J’ai subverti le discours religieux en rédigeant mon roman comme une parodie de la Bible et en situant les faits à partir de personnages vivant dans un quartier populaire de Fort-de-France en l’occurrence le Morne Pichevin, quartier aujourd’hui disparu et devenu les Hauts de Maniba.
En fait, le texte se décompense en chapitres qui ont pour titre : La Genèse, L’Exode, Le Lévitique, le Deutéronome etc…J’ai réécrit donc le texte biblique en remplaçant les personnages de la Palestine antique par des personnages de Martiniquais du mitan du XXe siècle.
Permettez-moi de vous lire un court extrait du début de mon roman afin que vous puissiez mieux comprendre ma démarche :
« LA GENESE. Au commencement Yahvé Dieu créa le Morne Pichevin et la Cour Fruit-à-Pain au beau mitan de Fort-de-France. Or, une chaleur sans pareille régnait sur la terre, des échardes de feu tournoyaient au-dessus des eaux glauques de la Ravine Bouillé.
Yahvé Dieu dit : « Que la fraîcheur soit ! » et la fraîcheur fut. Le boulevard de La Levée et la place de la Savane s’ornementèrent de tamariniers géants… »
Il s’agissait donc pour moi de faire revivre le pèlerinage à travers les yeux, les consciences et les voix de ce que l’on appelle généralement le petit peuple puisque c’était lui qui s’était massé, ou plus exactement que l’on avait massé, sur la place de la Savane pour accueillir la statue de la Vierge du Grand Retour et pour la raccompagner à son départ, trois mois plus tard.
C’est dans le peuple que s’étaient produites des conversions spectaculaires et des guérisons miraculeuses et surtout c’était lui qui s’était dépouillé de ses maigres richesses pour faire des dons qui étaient déposés, je vous le rappelle, dans le canot où se trouvait la statue.
Certes, la bourgeoisie de couleur et la classe békée avaient également fait partie du pèlerinage, mais, selon tous les témoignages, les manifestations d’hystérie religieuse furent beaucoup plus fréquentes dans le petit peuple que chez eux. Quand donc certains taxent la littérature de la Créolité de populisme, cela me fait un peu sourire.
Aurais-je dû mettre au premier plan des bourgeois de couleur et des Békés ? Cela n’aurait pas été très sérieux. Mais ceux-ci sont bel et bien présents dans mon roman à mesure qu’avance l’histoire, cela à travers deux personnages emblématiques, celui du médecin mulâtre Bertrand Mauville et de trois Békés dont la famille Mélion de Saint-Aurel, pseudonyme suffisamment transparent pour que le lecteur avisé sache reconnaître de quelle famille réelle il s’agit.
J’ai tenté de montrer qu’en fait, ces deux classes sociales n’étaient pas dupes de ce qui se passait ou plutôt se tramait et que ce faisant, elles assumaient le rôle qu’elles avaient toujours joué tout au long de notre histoire par rapport au peuple.
Cette subversion du discours religieux chrétien m’a évidemment valu les foudres de la hiérarchie catholique martiniquaise qui a essayé de me décrédibiliser de diverses façons.
D’abord en me dénonçant en chaire, un fidèle d’une église du Nord-Caraïbe m’apprenant même que le curé de sa paroisse avait demandé, au cours de son sermon dominical, mon excommunication. Ensuite en distribuant des tracts à la sortie des messes pour soi-disant rétablir, je cite, « la vérité des faits ».
Enfin, en fabriquant une brochure intitulée « La vérité sur la Vierge du Grand Retour », brochure anonyme, ne comportant en tout cas pas la marque de l’évêché, qui s’efforçait de démontrer que le pèlerinage n’était pas une escroquerie, mais bien la preuve que la Sainte Vierge Marie veillait sur la petite Martinique et sur ses habitants.
Un épisode hilarant mérite ici d’être rapporté : au moment où mon livre cartonnait en librairie, des mains anonymes déposèrent tout à côté de lui ladite brochure, et des clients s’empressèrent de l’acheter aussi, mais arrivés à la caisse, au moment de payer, comme ces brochures n’avaient pas de code-barre, les caissières furent bien obligées de les refuser et d’alerter la direction des librairies laquelle m’en informa aussitôt.
Cet épisode comique montre à quel point l’église faisait feu de tout bois pour essayer de contrer ce qu’elle considérait comme une tentative de déstabilisation. Or, tel n’était aucunement mon objectif.
Le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour fait partie de l’histoire de la Martinique, elle s’est inscrite dans notre imaginaire collectif et c’était mon devoir de greffier de cet imaginaire, d’arpenteur et de décrypteur de ce dernier que d’écrire un livre à propos de cet événement.
Les hindouistes auraient-ils transporté une statue de Mayémen ou les francs-maçons un buste de Marianne dans des circonstances similaires que j’aurais agi à leur endroit exactement de la même façon.
Loin de moi, l’idée de démolir l’église catholique qui depuis longtemps se donne toute seule des bâtons pour se faire battre, la meilleure preuve étant le développement faramineux des églises protestantes (adventistes, témoins de Jéhovah, évangélistes et autres) dans notre pays depuis un demi-siècle.
Outre, ce désir donc de subvertir le discours religieux, je me suis interrogé sur la signification profonde de cet événement et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’était produit, en 1948, dans les masses populaires, un phénomène d’identification entre la Vierge du Grand Retour, « Manman La Vierge » et la France c’est-à-dire la mère-patrie ou « Manman la France » et que cette identification avait été recherchée, sinon fabriquée, par ceux qui avaient organisé le pèlerinage.
Il est vrai qu’ils avançaient en terrain presque conquis puisque si au niveau de structure familiale antillaise, la mère, la « femme-potomitan », a longtemps damé lr pion à la figure paternelle (un ouvrage de psychologie écrit par Lyvia Lésel porte d’ailleurs le titre significatif du « Père absent »), au niveau de la société globale, deux autres figures se superposaient à celle-ci : celle de la Vierge Marie d’un côté d’où tous les pèlerinages à la Vierge de la Délivrande (au Morne-Rouge) ou celle de la Salette (à Saint-Anne) et celle de la France bienfaitrice, mère des arts et des lois selon la formule consacrée.
Ce qui est donc fascinant dans l’épisode de la Vierge du Grand Retour, c’est que, pour la première fois, ces deux figures, l’une religieuse et l’autre profane, se sont retrouvées soudainement mêlées, mélangées, confondues.
La Vierge Marie et la France n’en ont fait plus qu’une dans l’esprit de la majorité des fidèles. Et cela d’abord parce que cette statue de la Vierge du Grand Retour ne provenait pas de Palestine, par exemple, ou d’Amérique du Sud, où la foi chrétienne est tout aussi fervente, sinon davantage qu’aux Antilles, mais de France. L’Eglise martiniquaise l’a dit, redit et martelé : c’est l’Eglise de France qui, dans un élan de générosité extraordinaire, a permis que la statue traverse l’Atlantique et qu’elle vienne apporter ses bienfaits aux nègres martiniquais.
Jusque là, la France ne nous avait fait que des dons matériels, voici qu’à présent, elle nous faisait un don spirituel et de la plus haute spiritualité !
Ensuite, après le départ de la statue, c’est encore l’Eglise de France qui a permis qu’elle revienne chez nous et s’y installe définitivement.
Je ne sais pas si vous mesurez bien l’ampleur de ce don. La statue avait traversé un an durant la Basse-Normandie, la Vendée, la Bourgogne, la Provence, la Corse, la Guadeloupe etc…etc…et le seul endroit où elle s’est définitivement installée, ce fut la Martinique. D’aucuns y voyait là, tout autant qu’un signe du ciel, la preuve irréfutable que la Martinique était la fille aînée de la France.
En fait, il faut aussi interpréter la chose comme un retour de la Martinique dans le giron de la France. Le mot « retour » n’est pas innocent ici. En effet, pendant la guerre, le cordon ombilical avait été rompu et pour la première fois, la Martinique avait dû compter sur des pays voisins et non sur sa lointaine métropole européenne : d’abord, sur le troc avec les îles anglaises environnantes ;
ensuite, avec les Américains dont les bateaux de guerre livraient des marchandises de temps à autre au régime de l’Amiral Robert. Et puis, à la fin de la guerre, comme je l’ai déjà signalé, la préoccupation première de la France n’était pas, on s’en doute bien, les Antilles.
Sans compter - et cela on l’oublie ou on l’occulte souvent - le général de Gaulle avait proposé aux Américains de leur céder les Antilles françaises en compensation des dettes accumulées par la France envers les Etats-Unis durant la guerre. Il y a même la création d’un petit mouvement martiniquais appuyant cette évolution et souhaitant que notre pays devienne américain. Donc en 1948, il y a un réel relâchement des liens triséculaires entre la Martinique et la France et nécessité se fit sentir dans l’esprit de certains de retisser ces liens, d’organiser le retour de la Martinique dans les bras de Manman la France. Le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour s’inscrit indéniablement dans cette politique-là.
Pour conclure, je dirai que si cet épisode de notre histoire est un peu oublié aujourd’hui, alors que celui de l’Amiral Robert est encore assez présent, il faut se garder d’y voir une simple péripétie coloniale ou une mascarade sans conséquence. Le pèlerinage de la Vierge du Grand Retour s’est insinué dans notre imaginaire collectif, y a renforcé à la fois l’image du catholicisme et de la France et continue à agir encore de manière subliminale, même chez les gens de ma génération qui ne l’ont pas vécu ou chez les jeunes générations qui n’en ont même pas entendu parler.
Mesdames et messieurs, je vous remercie ! Je suis ouvert à vos questions…
Raphaël Confiant
Raphaël CONFIANTArticles de cet auteurForum
- LA VIERGE DU GRAND RETOUR ET LA MERE-PATRIE : ANALYSE D’UNE IDENTIFICATION
29 juillet 2008, par Léandre LITAMPHA
Bonswè. Man té ni 6 ans, la Vièj-la té sôti Vauclin, lè i rivé la Massel o Marin, sé moun Vauclin-an pasé’i ba moun Marin pou pousé’i monté Morne Courbaril. Sé la man tan chanté épi man wè moun vréyé lajan nan kannot-la. Man tann di ki avion Latékorè té pati épi fanmi Galet épi an lo sak plen lajan ; avion-an disparèt nan lanmè. Apré yo fè légliz Lajoso, sé la la Madone-an yé. Léis Répondre à ce message
- LA VIERGE DU GRAND RETOUR ET LA MERE-PATRIE : ANALYSE D’UNE IDENTIFICATION
22 juillet 2008, par Maxette Beaugendre-Olsson
Lire “LA VIERGE DU GRAND RETOUR m´avait nourri mon imaginaire. “L´ANALYSE D´UNE IDENTIFICATION” a répondu miraculeusement à beaucoup de mes questions et j´en ai toujours plein les poches. Ces écrits m´ont confirmé pourquoi ma grand-mère était adventiste, mon beau-père et mon père biologique fervents de l´église catholique-apostolique-romaine, ma mère et le deuxième mari de ma grand-mère communistes, mon oncle et sa famille témoins de Jéhovah, ma voisine évangéliste... tous dans une prédication dynamique d´ "Aimez vous les uns les autres" que personne ne pratiquait. Ces écrits m´ont convaincu qu´épouser toutes les croyances ou les rejeter est aussi une bonne foi. L´essentiel est d´être. Tous ceux qui ont la foi et ceux qui n´ont pas la foi devraient lire "La Vierge du Grand Retour" au moins une fois.
Encore une fois merci à Raphaël Confiant !