La Croix » a rencontré des chercheurs pour qui la question du « soin » est au cœur de leur démarche. Aujourd’hui, « Dieu prend soin de l’homme », avec la religieuse Dolores Aleixandre.
Bibliste renommée dans le monde hispanophone, l’Espagnole Dolores Aleixandre rappelle l’importance du thème du soin dans la Bible, évoqué avec une extraordinaire richesse d’images. Un thème encore trop ignoré dans l’Église.La Croix. Quand vous pensez au « Dieu qui soigne », quelle image biblique vous vient en premier à l’esprit ?Dolores Aleixandre : Sans aucun doute,
la parabole du Samaritain. C’est l’unique fois où le mot grec désignant le soin,
epimeleia, apparaît explicitement dans l’Évangile. Seul le Samaritain s’est arrêté pour prendre soin de l’homme couché à terre. Le lévite et le prêtre sont passés à côté sans s’arrêter. À la fin de la parabole, Jésus demande au scribe :
« Lequel de ces trois a été le plus proche ? » Celui-ci répond :
« Celui qui a pris soin », sans plus désigner cet homme par son identité de Samaritain. Quand Jésus raconte cette merveilleuse parabole, on peut se demander quelles images il a reçu du soin, comme auditeur de la Parole juive…
Le thème du soin est-il très présent dans la Bible ?
D. A. : Oui, mais ce thème a été très peu repris par la théologie, qui a développé une image très abstraite de Dieu. L’idée de soin est à relier au Dieu accessible, proche, tendre, que nous présentent les Écritures. Le soin donne à voir le « côté sud » de Dieu, comme on le dit pour les montagnes. D’autres textes parlent de Dieu comme le Dieu du mystère, de la distance. Mais ce qui me frappe, c’est l’extraordinaire richesse des images bibliques évoquant le soin et de la proximité de Dieu.
Quelles sont ces images ?D. A. : La première source d’images du soin, c’est le corps, la corporalité. L’image la plus fréquente, c’est l’utérus de la femme. La relation d’Israël avec son Dieu est comparée à celle d’un fœtus dans le sein maternel, qui est là, bien tranquille, soigné et nourri en Dieu. On trouve par exemple cette image dans l’Exode (Ex 34, 6) et elle revient de multiples fois dans le Nouveau Testament., comme dans la bénédiction de Zacharie, qui évoque les
« entrailles miséricordieuses de notre Dieu ». Cette image du sein maternel se retrouve aussi dans le discours de Paul à l’Aréopage (He 17, 28), lorsqu’il déclare :
« En Lui nous vivons. »Il existe encore d’autres références au corps exprimant le soin. Comme chez Isaïe (66, 13), où Dieu dit à son peuple :
« On vous caressera en vous tenant sur les genoux comme celui que sa mère console », ou lorsqu’il déclare à Israël :
« Je te porte tatoué sur la paume de mes mains » (Is 49, 16). Dans les bénédictions de Moïse (Ex 33, 16) sont évoqués les « bras » de Dieu, qui s’offrent comme un refuge et, dans le Deutéronome (33, 12), ses « épaules ». Il est dit de Benjamin, le fils de Rachel :
« Il habite entre les épaules du Seigneur, le Seigneur a soin de lui continuellement. »Existe-il d’autres sortes d’images évoquant le soin ?D. A. : La Bible fait aussi référence aux relations humaines. Le soin de Dieu est comparé au soin du père et de la mère pour l’enfant. Surtout dans le Livre d’Osée, où Dieu déclare :
« Moi j’ai appris à marcher à Ephraïm. Je me suis incliné vers lui. Je lui ai donné à manger » (Os 11, 3-4). Il y a aussi l’image de l’époux qui prend soin de sa femme (Is 62, 4-6). Plus curieux, pendant l’Exil, Dieu est comparé au
goel (Lv 25, 49), une fonction très ancienne dans le judaïsme, qui a été traduite par « rédempteur ». Le
goel, c’était le responsable d’un clan familial. C’est celui qui rachète ceux qui sont tombés en esclavage, récupère les terres de ceux qui sont ruinés, donne une descendance à la veuve sans enfants… On voit là que le soin n’est pas lié seulement à la tendresse et à la douceur, mais aussi à un rétablissement de la justice.
Un autre groupe d’images du soin fait référence à des métiers. Dieu est comparé à un berger, un gardien, un médecin, un maître qui enseigne, un guerrier qui protège son peuple, un ingénieur agronome qui irrigue le désert, une sage-femme qui fait accoucher l’homme et la terre…
Il faudrait enfin évoquer les métaphores animales ou naturelles… Dieu prend l’homme sous son aile, comme la poule protège ses poussins (Lc 13, 34). Chez Osée (13, 8), son amour violent est comparé à celui de la maman ours privée de ses petits. Pour ce qui est de la nature, Dieu est comparé à une source d’eau vive, à la pluie et la rosée, ou encore un cyprès à l’ombre duquel Israël vient se reposer… Toutes ces images du soin donnent une vision très charnelle de Dieu.
Vous venez de déployer l’extraordinaire richesse de ce thème dans la Bible. Comment expliquez-vous sa longue éclipse dans l’Église et la théologie ?D. A. : Pendant longtemps, trop longtemps, l’Église a été (et elle continue en partie encore d’être) un corps qui a décidé de vivre avec la moitié de ses cellules, de n’utiliser qu’un bras, un œil, une oreille, un rein, un poumon… Elle a décidé de ne vivre qu’avec sa moitié masculine et de centrer les relations en son sein sous le signe du pouvoir. Jusqu’à Vatican II, l’accent a été mis sur l’orthodoxie, la doctrine, le catéchisme et l’excommunication pour ceux qui pensaient différemment. Ce modèle d’Église a peu à voir avec le style de Jésus et sa manière de prendre soin de ceux qu’il rencontre… L’image d’un Dieu qui nous nourrit, nous fait vivre en lui, est bien différente de celle de la chapelle Sixtine peinte par Michel Ange, ce Dieu regardant Adam de loin ! Aujourd’hui, avec la redécouverte du rôle des femmes et le courant philosophique du Care, nous redécouvrons l’importance du soin.
Le Christ a-t-il une manière spécifique de prendre soin ?D. A. : Ce qui me frappe, c’est la façon dont il s’inscrit dans une culture orientale où le toucher est très valorisé. Regardez-le relever l’infirme, toucher les oreilles du muet, poser sa salive mélangée à la terre sur les yeux de l’aveugle… La dimension du soin est très marquée chez lui, mais elle est indissociable de l’amitié. Dans la scène du lavement des pieds, on a beaucoup insisté sur l’humilité de Jésus, mais je crois qu’il faut surtout lire ce geste comme celui que l’on fait pour un ami. Jésus lave les pieds de ses disciples parce que c’est désagréable d’avoir les pieds pleins de poussières. On le sait dans les pays chauds !
L’Église a-t-elle une chance aujourd’hui de redécouvrir l’importance du soin ?D. A. : C’est comme cela que j’ai entendu la première homélie du pape François, qui était centrée sur ce thème. Ce pape me rappelle ce que nous avons vécu avec le début du concile Vatican II, lorsque, en ouvrant ses travaux, Jean XXIII a dit à la foule :
« Rentrez chez vous, donnez un baiser aux enfants et dites-leur que c’est le baiser du pape. » On a alors senti que quelque chose de différent commençait, un retour à ce style de Jésus, si proche. Depuis, les mauvaises habitudes ont resurgi… L’Église doit toujours réapprendre les gestes de l’amitié. Pour développer la place du soin dans l’Église, il y a deux sources. La première, c’est de regarder Jésus et sa manière de faire. L’autre, c’est d’inviter chaque fois plus de femmes à prendre des responsabilités.
Le soin n’est pourtant pas l’exclusivité des femmes…D. A. : Non, mais ce fut quand même notre rôle pendant des siècles. Nous avons développé une certaine connaturalité avec le soin. Nous avons pris l’habitude de regarder l’autre comme autre, d’être attentives à ce qui se passe en lui, concrètement. Jusqu’à il y a peu, le thème du soin a été réservé aux femmes, comme si les hommes en étaient dispensés. C’était certainement une erreur. Heureusement surgit aujourd’hui une nouvelle génération d’hommes qui ne craignent pas de prendre soin, notamment de leurs enfants.
Vous invitez l’Église à reprendre le chemin du soin. Qui « manque de soin » aujourd’hui dans l’Église ?D. A. : Il faut d’abord souligner que l’appel au soin est valable pour toute la communauté chrétienne. C’est une recommandation constante dans les Épîtres de Paul, qui proposent une vision très réaliste de la vie communautaire. La vie fraternelle est faite de ce soutien, de cette attention à l’autre. Les pauvres de n’importe quelle condition sont ensuite ceux qui manquent le plus de soin et je me réjouis que le pape François les remette au centre.
Je pense aussi à ceux qui se sont éloignés de l’Église parce que celle-ci n’a pas soigné ses relations avec eux. Comme les homosexuels, auxquels le droit canonique a été appliqué sans ménagement. J’ai été dernièrement invité à une rencontre par un collectif de personnes homosexuelles. L’impression de joie qui se lisait sur leur visage parce qu’une religieuse était là pour partager la Parole avec eux était incroyable. Comme si elles étaient assoiffées que l’Église reconnaisse leur situation…
Ces dernières années, on a aussi beaucoup manqué de soin avec les théologiens. On leur a appliqué une méthode de condamnation si dure, si obscure, sans leur donner la possibilité de s’expliquer. On le voit encore aujourd’hui dans le conflit entre le Saint-Siège et les religieuses américaines. Elles ont été aplaties, sans être écoutées sur le fond. La présidente des congrégations religieuses féminines américaines a dit.
« Quand nous avons une relation de proximité avec les évêques, on peut tout corriger, mais quand ils nous regardent de loin… » C’est cela, le secret du soin : le regard. Tout change quand on regarde quelqu’un, à la même hauteur que soi. Comme dans l’évangile qui raconte la guérison de la belle-mère de Pierre. Jésus s’approche d’elle, la prend par la main. Il rétablit le contact avec elle, la remet debout. Ils peuvent alors se regarder face à face. C’est ce regard qui la guérit.
RECUEILLI PAR ÉLODIE MAUROThttp://www.la-croix.com/Religion/Spiritualite/Dans-la-Bible-les-images-du-soin-donnent-une-vision-tres-charnelle-de-Dieu-2013-09-03-1006399