La Samaritaine (Jean Debruynne)
Il est midi
en Samarie.
C'est pourtant l'heure
à rester chez soi,
à fermer ses volets,
et à s'abriter sous la pierre.
C'est l'heure où l'intérieur est frais
et où les parfums viennent se poser
sur l'épaule d'un pli d'ombre.
En tout cas, à midi,
en Samarie,
ce n'est pas l'heure d'aller au puits.
Personne jamais
ne va au puits
en plein midi.
Personne n'est assez fou
pour se risquer en plein midi
sur ces chemins qui flambent.
La moindre trace d'ombre
est allée se coller
comme une ventouse
sous le ventre des cailloux.
A midi,
en Samarie,
le chemin des puits
n'est plus qu'une longue coulée
dc brûlure blanche.
Qui donc est dehors à midi ?
Quand le soleil même est sous terre
et l'ombre est cachée sous la pierre...
Qui donc est dehors à midi ?
Sinon ceux qui portent au grand jour
les pas trop brûlants de l'amour...
Il est midi
en Samarie
et pourtant Jésus est là,
assis en plein soleil,
au bord du puits,
et ce puits est celui de Jacob.
Serait-ce donc un nouveau Jacob,
le Père d'un nouveau Peuple,
qui, en plein midi,
fait halte
à même les pentes de l'avenir ?
Jésus sera donc toujours
à faire ce qui ne se fait pas ?
Voici Jésus en Samarie
de l'autre côté de la frontière.
Le voici à l'étranger,
chez l'autre.
Dieu se faisant
l'autre de l'autre,
le voilà passé à l'ennemi,
en plein pays hérétique.
Car les Samaritains
ne pratiquent pas au Temple,
ils ont leur sanctuaire à eux,
grimpé sur une montagne.
Juifs et Samaritains
sont des murs aveugles,
nuit contre nuit,
dont les hauts murs
ne font jamais que se croiser
muets et méprisants.
Juifs et Samaritains
ne se rencontrent jamais
qu'armés de préjugés,
de barres de fer de dérisions
et d'injures crachées devant les portes.
Jésus est donc assis au bord du puits.
Il est seul,
Ses disciples sont allés jusqu'en ville
acheter de quoi manger.
Mais Jésus ne reste pas seul longtemps.
Les autres ne sont sortis
que pour laisser rentrer une Samaritaine.
Elle est là.
Et elle restera pour toujours :
« La Samaritaine » .
C'est ainsi que tout le monde la connaît,
la désigne et la montre du doigt.
Qui saura jamais son âge et ses yeux ?
Elle ne montre jamais son visage,
ni, en tournant la tête,
cette mèche vivante
sur son front.
En réalité,
personne ne la connaît,
ni d'où elle vient,
ni ce qu'elle est devenue.
Elle est seule
et seulement « la Samaritaine » .
Chacun serait curieux
et tout le monde voudrait savoir
ce que cette Samaritaine
faisait là
dehors en plein midi
sur la route du puits.
Sans doute n'est-elle là
justement
que pour faire parler,
pour faire se poser cette question,
et parce qu'elle aussi
a toujours fait exactement
ce qui ne se fait pas.
Cette Samaritaine
n'a jamais fait comme tout le monde.
Elle fait le contraire.
Si elle vient au puits
en plein midi,
c'est que personne ne le fait.
Jésus s'adresse à elle,
elle lui répond.
Elle est une femme seule
parlant à un homme seul,
et justement
cela ne se fait pas.
Elle est une Samaritaine,
il est Juif,
or les juifs et les samaritains
ne se parlent jamais.
Elle est à elle toute seule,
toute l'humanité
empêtrée dans ses contradictions.
Elle est le péché,
Il est le Fils de Dieu.
Elle et lui se parlent.
C'est un sacrilège.
Mais si elle est au puits
à l'heure où il n'y a personne,
c'est peut-être aussi
parce qu'il y a quelqu'un
et que ce quelqu'un, c'est Lui.
C'est en tout cas en faisant
ce qui ne se fait pas
qu'elle rencontre Jésus.
Non pas après coup
et comme par miséricorde,
mais sur le champ,
dans l'acte même.
Jésus ne la rejoint pas après la subversion,
le rendez-vous
est au coeur même de la transgression.
En parlant à cette femme
Jésus
franchit le réseau des interdits
que les hommes imposent
à toute femme.
Comme tout bon juif
Jésus est invité
à faire chaque matin
cette prière de remerciement :
« Loué sois-tu Dieu
qui ne m'as pas créé païen.
Loué sois-tu Dieu
qui ne m'as pas créé femme.
Loué sois-tu Dieu
qui ne m'as pas créé sans intelligence... » 1
Le regard même de Jésus
sur cette Samaritaine
trahit la tradition juive
de ce temps-là
qui ne voit dans les femmes,
qu'elles soient ou non Samaritaines,
qu'un objet au pouvoir des hommes
sans plus de droits
que le bétail ou les enfants.
En entrant
dans ce discours sur l'eau,
Jésus fait bien plus qu'une distinction subtile
entre l'eau « courante »
et l'eau « vivante »,
il juge cette femme samaritaine
digne d'être pour lui
une partenaire
sur les questions de la Foi.
Alors que les femmes
n'avaient même pas le droit
d'étudier « la thora » 1
et que les rabbins menaçaient :
« Que les paroles de la Thora
soient brûlées
plutôt que d'être livrées aux femmes... » 2
Jésus, en lui parlant de l'eau
pose la Samaritaine en personne,
il en fait une dignité,
il l'accueille comme son égale
capable de juger et de décider.
En lui parlant de l'eau,
il la baptise.
Alors que les normes sociales du temps
soupçonnaient toute femme
d'avoir « passé un pacte avec le diable... »,
Dieu, lui, fait alliance
avec cette Samaritaine.
Alors que Saint- Thomas, lui-même,
ne verra plus tard dans les femmes
que des « hommes ratés » ,
Jésus, lui, se fait le prochain
de cette Samaritaine
et la juge digne
d'être avec lui, coresponsable.
Alors que la femme de ce temps
ne doit aborder l'homme
que « comme l'esclave aborde son maître »
Jésus établit
entre cette Samaritaine et lui
une relation libre et équivalente.
Jésus juge que cette Samaritaine
même si elle ne sait ni lire ni écrire
est capable d'une réflexion théologique.
Voilà déjà vingt siècles
que les exégètes et les théologiens
tournent autour de ce texte
de la Samaritaine
sans jamais en avoir retrouvé la porte,
et pourtant cette femme, elle, l'a bien franchie
elle qui pourtant était regardée
comme « l'ignorance personnifiée » 2
n'étant qu'une femme.
Puisque les femmes sont exclues,
Jésus prend contact avec elles.
Puisqu'elles sont en marge,
Jésus est de leur société.
Puisqu'elles sont au rang des esclaves,
Jésus les regarde en êtres humains,
annonçant ainsi un Dieu
qui ne juge pas
selon la hiérarchie sociale.
Jésus place donc la personne humaine
au-delà de toutes les lois,
au-delà des barrières de culte,
des interdits religieux,
des exclusions légales,
des frontières des nations,
des différences de classes ou de races.
Jésus ne remplace pas une théologie
par une autre contraire,
il libère la théologie.
Brusquement,
Jésus se tourne vers la Samaritaine
et lui dit :
« Va chercher ton mari... »
C'est-à-dire :
va chercher ta définition,
ton statut social.
Va chercher celui
par qui tu existes,
celui qui te nomme.
Va chercher ton identité...
Mais elle n'a pas de mari,
ou plutôt elle en a eu cinq,
et celui avec qui elle vit
n'est pas son mari.
Elle est donc sans statut social
sans situation
sans existence
et donc sans sécurité
ni assurance.
Sans mari
cette Samaritaine
n est pas reconnue.
Elle n'est qu'une exclue,
une adultère.
En lui disant :
« Va chercher ton mari... »
Jésus ne lui fait pas la morale,
il ne la désigne pas au scandale,
il rend visible l'invisible.
Jésus ne la montre pas du doigt
pour désigner son péché,
mais il désigne son humanité.
En la reconnaissant
dans la marginalité
Jésus désigne cette Samaritaine
comme capable de parler Dieu.
Puisqu'elle a eu cinq maris,
c'est que pour elle,
croire
n'est plus la soumission à la loi
ni la fidélité aux principes.
Croire pour elle,
c'est vivre,
vivre son âme et son corps.
Comment Jésus
né d'une vierge
peut-il trouver
une concurrence à sa mère
dans cette femme
qui a changé cinq fois de maris
et vit aujourd'hui en concubinage ?
Pas l'ombre d'un jugement
ou d'une condamnation
ne passe dans ses mots.
II n'a pas un seul instant
cherché à placer
son couplet sur le divorce,
la contraception
ou l'avortement.
Seulement, il lui dit :
Tu as eu cinq maris,
tu t'es donc cinq fois blessé le coeur ?
Tu portes cinq cicatrices nues et mal fermées,
alors, pourquoi joues-tu
à ceux qui ont le coeur lisse ?
Tu portes cinq échecs dans ton ombre,
cinq soleils cassés,
cinq jardins déçus,
cinq regrets en cendres.
Tu as une faim qui crie en toi,
pourquoi refuses-tu de l'entendre
et d'écouter
ce qu'elle te dit ?
Quelque chose en toi crie le pauvre,
laisse-toi tirer par ta question,
ne te fuis plus,
ne t'évite plus,
seule ta question de chair et de sang
peut te mener à ton avenir :
il n'y a de liberté que par la mort!
Et encore: Tu as eu cinq maris,
ne te confie pas à tes échecs,
ce serait encore avoir
la nostalgie de la réussite.
Alors brusquement
la Samaritaine l'a regardé
et elle lui a demandé :
« Tu ne serais pas de chez les curés
par hasard ?
et elle enchaîne :
« Moi, je ne suis pas pratiquante
mais j'ai toujours été croyante,
j'ai toujours respecté les prêtres
et je n'ai jamais manqué
de prendre le parti de la religion... »
Cette femme est trop fine,
elle sait déjà fort bien
que les religions ne s'intéressent
qu'à elles-mêmes
et que les dieux
ne sortent guère de leur politique.
Cette Samaritaine
a déjà fait le tour du langage
des prêtres
et elle a déjà démonté leur système.
Elle sait déjà
que si les prêtres se querellent
et mettent tant d'ardeurs
à argumenter,
ce n'est pas seulement
parce qu'ils sont bavards,
mais que c est aussi
parce qu'ils y trouvent un intérêt
qui grandit leur pouvoir.
Le règne des prêtres
a toujours reposé sur l'humilité
des fidèles.
Ils savent
et le peuple ignore.
Ils ont de si bons yeux
qu'ils peuvent lire
à travers le moindre événement
les jugements de Dieu.
Les prêtres sont des hommes
et la Samaritaine ne s'y trompe pas
qui est une femme :
elle sait se comporter devant la religion.
Elle pose à Jésus une question
qui ne la concerne pas
mais reconnaît et valorise
le pouvoir du prophète.
Cette femme est vraiment forte
qui a déjà reconnu
que Jésus n'est pas un rabbi comme les autres.
Elle ne vise pas au hasard,
c'est justement la question du Temple
qu'elle pose.
Mais Jésus, lui non plus,
n'est pas dupe.
Lui qui n'est ni prêtre ni rabbi,
lui qui n'est ni d'une école
ni d'une théologie,
il répond,
mais il répond ailleurs.
Il voit bien que la question
de la Samaritaine
est dans le système
et que pour elle,
si elle la pose ainsi,
c'est qu'elle s'en est déjà affranchie.
Jésus ne sait que trop
que le Temple
ne cesse de perdre l'Esprit
en voulant le sauver.
Jésus répond à peu près à la femme :
« Il est peut-être moins urgent
d'aller au Temple
que d'aller au bout de la vérité... »
En disant subitement
à la Samaritaine :
« Va chercher ton mari... »
Jésus l'appelle à se démasquer
telle qu'elle est.
Il lui dit :
« Tu es toi-même ! »
Il fait appel à son expérience,
réveille son vécu
et l'aborde ainsi comme sujet.
Mais la Samaritaine, elle aussi,
ne fait pas autre chose
en renvoyant Jésus
à la question du Temple.
Elle le rejoint dans sa blessure,
au creux de son expérience,
fait appel à sa question
et le fait naître
comme personne.
Jésus alors
ne se comporte pas
à coups de réponses,
il crée au contraire
entre elle et lui
un dialogue créateur
qui fait grandir la confiance
dans le respect des convictions de chacun,
un dialogue qui permet
d'exprimer ses propres contradictions
et de trouver ainsi la confiance en soi.
Jésus dit à peu près :
« La religion
n'est plus qu'une cérémonie
dont l'intérieur est tombé en ruines.
Le discours religieux
n'est plus crédible,
il n'est plus que vide,
mais comme par ailleurs
tant de choses
auxquelles nous tenons
risquent bien de s'effondrer
avec la religion,
nous gardons jalousement
cette poussière
enveloppée dans du sacré,
transformant ainsi
nos temples en musées... »
Et encore :
« Seul le désir
peut faire
que tout soit plus que tout.
Il faut que la Foi change
pour rester la même... »
La Samaritaine lui dit :
« Je sais que l'Autre va venir... »
et Jésus :
« Je le suis, moi qui te parle... »
Le temps de l'Autre est arrivé.
Dans cette nouvelle annonciation
Dieu n'épouse plus la Fidèle
mais l'infidèle.
Dieu ne marie plus la blanche
mais la noiraude.
Non plus la fille de Sion
mais l'exclue et la rejetée.
L'épouse n'est plus l'héritière
mais l'étrangère.
Epouser Dieu n'est plus un droit
mais un appel.
Les noces de Dieu ne sont plus un privilège
mais une tendresse.
L'alliance n'est plus passée au doigt de l'élu
mais au doigt du peuple des opprimés.
Le puits de Jacob est devenu
le puits de la Samaritaine.
Il reste maintenant
à se demander
comment un récit aussi subversif
a réussi à franchir
les siècles officiels
sans se faire arrêter .
Comment a-t-il pu parvenir jusqu'à nous
malgré les consignes et les bûchers
les consulteurs et les inquisiteurs
et plus que tout
malgré l'autocensure des Fidèles eux-mêmes...
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Tout vient de Dieu
tout lui appartient
tout lui revient.